[publication] Addictions à l’héroïne, à la cocaïne, au cannabis et autres substances illicites

Les Dr. Blaise, Grégoire et Valleur ont rédigé la dernière mise à jour du Traité EMC, consacrée aux produits illicites.

Résumé : Ce qui distingue la toxicomanie d’autres addictions ne relève pas de différences objectives entre les mécanismes de la dépendance ou la pharmacologie des substances en cause. Le contexte légal, qui isole ainsi un groupe de « stupéfiants » interdit, relève de l’histoire et de la culture, plus que de données scientifiques. Mais l’interdit entraîne au niveau des représentations sociales un amalgame entre usage simple, usage problématique, et addiction : contrairement à l’alcool ou au jeu, l’usage de « drogues » est systématiquement perçu comme problématique, sinon comme une maladie, et tout usager tend à être considéré comme un « drogué ». Le praticien ne peut ignorer ce contexte. Cet aspect sera développé dans les premières pages de cet article, revenant sur l’historique des drogues, la définition et les mécanismes de l’addiction. Ensuite, les différents types de produits illicites seront détaillés, car les effets pharmacologiques, les aspects culturels, l’épidémiologie, les modes d’usage, les effets cliniques, l’expérience phénoménologique vécue, ainsi que les complications et les comorbidités sont spécifiques pour chaque type de substances psychoactives. Enfin, la dernière partie de l’article portera sur les traitements et la philosophie de la prise en charge, en particulier la réduction des risques.

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Législations relatives à l’usage et à la détention de cannabis : définitions et état des lieux en Europe

Cette note revient sur les législations relatives à l’usage et à la détention de cannabis en Europe. Elle actualise les versions précédentes mises en ligne depuis octobre 2011. Conçue en deux temps, la note présente d’abord un lexique rassemblant quelques propositions de définition des principaux termes utilisés dans les débats récurrents relatifs au statut légal du cannabis. Ce chapitre est suivi d’un aperçu des législations sur l’usage et la détention de cannabis en vigueur en France et en Europe, assorti d’une mise en regard des évolutions législatives les plus marquantes survenues hors d’Europe. Une carte de synthèse sur la situation dans les pays de l’Union européenne conclut ce travail réalisé avec l’aide de juristes et de chercheurs spécialisés dans les questions pénales. [résumé OFDT]

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L’addiction au jeu est-elle une « vraie » maladie ?

Par Marc Valleur / Psychiatre, hôpital Marmottan (Paris)

Publié dans Swaps, n°65, 2012

Les cliniciens, mais aussi le grand public, et tous les nouveaux « addictologues » tendent de plus en plus à considérer le jeu pathologique –la dépendance aux jeux d’argent et de hasard– comme une « vraie » addiction, au même titre que l’alcoolisme ou les toxicomanies. La prochaine édition du DSM, bible nord-américaine en matière de classification des maladies mentales, devrait même comporter une catégorie « addictions », dans laquelle entrera le jeu pathologique. Mais cet élargissement de notre champ ne va pas sans polémiques, et les controverses sont nombreuses, qui portent par exemple sur la possibilité même d’être « addict » à des jeux en réseau sur Internet, ou sur la différence radicale qui devrait être maintenue entre des addictions « avec drogues », (les « vraies »), et des addictions sans drogues (simples symptômes, plus ou moins labiles).

Cette résistance à l’élargissement des addictions tend à une séparation entre ce qui relèverait de la médecine, et serait sous-tendu par la biologie, et ce qui serait de l’ordre de la psychologie ou de la sociologie : d’un côté des pathologies pour lesquelles il convient de chercher les meilleurs traitements médicamenteux, de l’autre des symptômes accessibles à la psychothérapie, sinon de fragiles et provisoires « constructions sociales ».

Un article paru en 2001 dans la revue Science1 résumait ainsi ce clivage : « Behavioral addiction do they exist? Aided by brain imaging advances, scientists are looking for evidence that compulsive nondrug behaviors lead to long-term changes in reward circuitry. »

Les preuves d’existence de la maladie se trouveraient donc dans l’objectivation, dans la mise en évidence de traces organiques dans le cerveau : une maladie non organique n’en serait pas une « vraie ». Nombre d’auteurs se placent donc dans une position d’attente, partant du principe que ces « nouvelles pathologies » ne mériteront un réel droit de cité que lorsque des marqueurs biologiques en démontreront l’existence au plus profond des mécanismes vitaux.

La volonté scientifique de privilégier les données supposées « dures », issues de la biologie par rapport à des données supposées « molles », de psychologie ou de sociologie, explique donc la réticence de beaucoup à inclure dans le même groupe des usages de substances, avec leur versant objectif d’intoxication, et des conduites qui, par définition, sont moins inscrites dans le champ de la biologie, relèvent d’abord de la subjectivité et préexistent à toute objectivation.

Parmi les tenants d’une équivalence entre les diverses addictions, beaucoup pensent que le jeu, comme l’usage de drogues, doit induire des modifications cérébrales, mais les éléments de preuve, ici, ne sont pour l’instant qu’indirects.

La dépendance à une substance psychoactive est en effet évaluée expérimentalement assez facilement, notamment par des épreuves d’auto-administration chez l’animal, alors qu’en matière de jeu, comme pour toutes les addictions sans drogues, il n’existe guère de dispositif expérimental permettant les mêmes mesures. (L’éthologie doit encore progresser pour nous proposer des équivalents, chez le rat, de la dépendance aux machines à sous, au sport, au travail, ou aux relations amoureuses passionnelles et destructrices).

Ne doutons pas que les recherches vont se multiplier, qui finiront par prouver que l’intensité des sensations éprouvées dans les séquences de jeux de casino, mais aussi de jeux vidéo, sans parler des transports amoureux, se traduisent par des modifications tangibles, et possiblement durables, des circuits de récompense. Si des traitements se montrent efficaces pour lutter contre le « craving » d’excitants ou d’alcool, ils auront beaucoup de chances d’être utilisables pour les addictions au jeu. Mais il faut souligner que l’assimilation entre addiction et troubles durables ou irréversibles des circuits cérébraux n’est pas un fait indiscuté et indiscutable.

C’est sans doute l’un des principaux effets des discussions sur le statut du jeu pathologique et des addictions sans drogues en général: la réactivation de débats fort classiques et anciens sur les « modèles de maladie » de l’alcoolisme et des toxicomanies, et des tensions entre des approches issues des sciences de la vie et d’autres, issues des sciences humaines et sociales.

En pratique, il est de toute façon impossible de disposer de quelconques tests biologiques de l’addiction, et le versant physiologique de la dépendance est inféré par l’existence de troubles physiologiques objectifs, qui sont en fait, de façon générale, plus des conséquences de l’addiction que sa définition.  Mais surtout, c’est la notion de « construction sociale » qui doit être interrogée et nuancée, tant elle serait susceptible de s’appliquer à l’ensemble du champ des addictions, sinon à celui de la pathologie mentale. Plutôt que cette notion, le philosophe Ian Hacking a développé celle de « niche écologique » de maladie mentale, et il oppose par ailleurs, plutôt que le « bio » au « psycho », des « genres indifférents » à des « genres interactifs ».

Rappelons que cet auteur a travaillé sur les conditions d’émergence et de disparition de la vogue récente de personnalités multiples aux Etats-Unis (conduisant à l’introduction, dans le DSM, du « trouble dissociatif de la personnalité »), ainsi que sur la « dromomanie », la folie des voyages qui sévit en France à la fin du XIXe siècle. Il en vient à considérer que la naissance de telles maladies relève de la conjonction de quatre « vecteurs » : l’observabilité, l’évasion, la polarité culturelle et la taxinomie médicale. Nous pouvons voir que tous ces facteurs sont tellement présents dans le cas des jeux, et tout particulièrement des jeux sur Internet, que la « cyberaddiction » pourrait tout à fait entrer dans ce groupe des maladies provisoires, que d’autres nomment des « pathologies liées à la culture ». C’est d’ailleurs l’ensemble des addictions qui pose, actuellement, de passionnants problèmes pour la taxinomie médicale, le caractère provisoire de certaines de ces maladies ne les rendant pas obligatoirement moins « réelles » que d’autres.

Que des troubles correspondent parfaitement à ce cadre ne veut toutefois pas dire qu’ils sont « fictifs », que la souffrance des patients concernés n’est pas réelle, et que les efforts des cliniciens pour soigner et pour comprendre sont vains : Hacking pense par exemple que l’hystérie entrait dans ce groupe, et qu’elle n’entre plus dans les classifications actuelles. On peut voir là non un désaveu de la clinique des névroses de Charcot jusqu’à notre époque, mais peut-être une victoire de l’alliance entre un regard psychanalytique et des mouvements de libération de la sexualité, d’émancipation des femmes, de reconnaissance des droits des minorités… Une maladie occupant une « niche écologique » plus ou moins durable n’est donc pas toujours aussi farfelue que la « drapétomanie », maladie des esclaves qui consistait à s’enfuir de leur lieu de travail…

Hacking propose par ailleurs, comme dit plus haut, de distinguer un « genre interactif  » d’un « genre indifférent » : Dans un genre interactif, les sujets concernés par la classification voient leur vie, et leur propre conception d’eux-mêmes, modifiées par cette classification et par les discours qui en découlent (la vie des hystériques a changé en fonction des théories sur l’hystérie, mais aussi celle des autistes, des schizophrènes, etc.). Dans un « genre indifférent  » au contraire, les objets classés n’en sont guère affectés, l’astronomie par exemple ne modifiant pas le cours des planètes.

L’accent mis sur la biologie en matière d’addiction a été, initialement, porté par la conscience aiguë des intervenants de tous ordres du caractère éminemment interactif de ce groupe : tous les discours sur « l’alcoolisme est une maladie comme les autres » ou « l’addiction est une maladie chronique du cerveau « , procèdent de la volonté d’agir positivement sur les différents « addicts « , en minimisant l’impact du regard moral sur ces conduites.

Les recherches scientifiques issues de cette volonté humaniste nous apportent à la fois de précieux renseignements sur les mécanismes d’adaptation de l’organisme à des substances, et des outils médicamenteux divers. Mais cela ne signifie pas que l’addiction est « simplement » un processus biologique, et que les addictions sans drogues ont une consistance ontologique moindre. L’interaction entre conduite et cerveau ne doit pas être pensée à sens unique, dans une réduction
« physicaliste », la psychopathologie se réduisant alors à une neurologie. Il y aurait alors un grand risque de ne prendre en compte que des facteurs individuels, d’ordre génétique par exemple, et de faire l’impasse tant sur la trajectoire individuelle, que sur les facteurs « sociétaux », par exemple l’offre de jeux d’argent de plus en plus addictifs…

Cela peut signifier au contraire que même les conduites les plus humaines, relevant de la psychologie et de la sociologie, peuvent finir par avoir des conséquences d’ordre biologique : la conduite en viendrait, dans ce schéma, à modifier le cerveau, l’âme agissant en quelque sorte sur le corps.

Dans le cas des addictions –de toutes les addictions– on peut considérer que le plus souvent la maladie subjective, le sentiment de perte de liberté, précède les éventuelles conséquences d’ordre physiologique. Mais les deux dimensions devront, chaque fois que c’est possible, être prises en compte dans la clinique : celle-ci, fondée sur la relation à des sujets en souffrance, ne se satisfait pas de clivages disciplinaires, et doit emprunter ses outils et ses modélisations à l’ensemble des sciences concernées, des plus « dures » aux plus « douces ».


1 Holden C, « “Behavioral” Addictions : Do They Exist? « , Science, 2001, 980-982

Définir l’addiction : questions épistémologiques, conséquences politiques

Par Marc Valleur

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L’intérêt croissant pour les addictions sans drogues, dont le jeu pathologique est la plus reconnue, est à l’origine de débats passionnés : « L’addiction aux jeux en réseau sur Internet existe-t-elle ? », « Le jeu pathologique est-il une vraie addiction ? » sont par exemple deux questions qui peinent à trouver une réponse consensuelle parmi les spécialistes concernés. De nouvelles catégories d’acteurs, de nouveaux experts sont concernés pour chaque « nouvelle » addiction : dans le cas d’Internet, les divers spécialistes des technologies de l’information et de la communication, dans le cas des jeux en réseau, les concepteurs, les entrepreneurs, mais aussi des spécialistes de l’enfance et de l’adolescence, et, dans tous les cas, comme pour le jeu d’argent, les sociologues et anthropologues qui ont étudié la pratique en cause.

Deux grands courants semblent se dessiner : d’un côté, une distinction ferme entre de « vraies » addictions, représentées par l’alcoolisme, les toxicomanies, le tabagisme, et de « fausses » addictions, dont les addictions sans drogues. De l’autre, une prise en compte des addictions au sens large, incluant les addictions sans drogues ou « comportementales », les « addictions avec drogues » devenant une catégorie particulière de ce groupement plus vaste. Toutes ces discussions tendent, de fait, à raviver des questions fort anciennes sur la nature des addictions dans leur ensemble, ainsi que les diverses critiques de « l’addiction-maladie ».

Que les différents champs qui constituent aujourd’hui la vaste constellation des addictions aient, depuis toujours, été problématiques est une évidence : alcool, drogues, sexe, jeu, nourriture, ont depuis la nuit des temps fait l’objet de régulations, de contrôles, d’interdits et de prescriptions. Historiquement, toutes ces mesures ont été, successivement, d’ordre religieux, puis moral, et la médecine d’aujourd’hui, au niveau clinique comme au niveau de la santé publique constitue en quelque sorte le relais de ce cadre religieux et moral. L’addiction-maladie relève donc d’une évolution du regard, tendant progressivement à une « naturalisation », voire une « réification » de vastes problèmes de société, spécifiquement humains, qui sont par cette opération repliés sur le corps, par exemple sous la forme d’un dysfonctionnement cérébral.

On a pu, de façon très symbolique, dater la naissance de cette addiction-maladie à 1784 avec le travail de Benjamin Rush (« An Inquiry into the effects of ardent spirits upon the human body and mind », voir Valleur, 2006). Son texte est une parfaite illustration du lien entre la naturalisation à visée scientifique et, déjà, le souci de « déstigmatiser » l’ivrognerie. Les mots d’ordre actuels, « l’alcoolisme est une maladie comme les autres », ou « l’addiction est une maladie chronique du cerveau », relaient en quelque sorte ce mouvement inaugural.

Un travail entrepris avec Louise Nadeau, professeur de psychologie à l’université de Montréal, autour de la traduction par Jean François Cottier, professeur de latin médiéval, du livre de Paquier Joostens ou Pascasius Justus, alea sive de curanda in ludendi pecuniam cupiditate (du hasard, ou du traitement de la passion pour l’argent du jeu) de 1561, pourra peut-être moduler cette vision historique, de deux façons :

  • D’une part, en faisant remonter l’addiction-maladie non plus seulement à l’aube de la démocratie et de la modernité, avec Rush, mais aux débuts de l’humanisme, lors de la renaissance.
  • D’autre part, en posant comme addiction première non l’ivrognerie, mais la passion du jeu, donc une de nos actuelles « addictions sans drogue ».

Le caractère immémorial du souci envers les objets d’addiction, comme l’ancienneté supposée – qu’elle remonte à la Renaissance, ou « seulement » à la démocratie – de l’addiction-maladie confèrent à cette entité une densité certaine : il ne s’agit pas uniquement d’une « niche écologique » (I. Hacking) éphémère, produite par notre société post-moderne « d’hyperconsommation ».

Mais cette ancienneté historique n’est toutefois pas une preuve absolue, une garantie d’une « dureté ontologique » de l’addiction, qui en ferait une maladie aussi évidente que la tuberculose ou le diabète : il nous faut bien admettre qu’il n’y a pas eu, en la matière, l’équivalent des découvertes de Koch ou de Claude Bernard. Que Pascasius ait perçu l’addiction presque de la même façon que nous pourrait aussi vouloir dire qu’il a été victime des mêmes illusions : depuis des millénaires, les hommes voient dans le ciel les mêmes constellations qui leur sont des repères familiers. Mais la grande Ourse, en soi, n’est qu’une construction due à un angle de regard particulier, chacune de ses composantes ayant, bien sûr, une existence « réelle », mais leur assemblement en un tout relevant de l’illusion…

La question de la nature des addictions, voire de leur existence, se pose donc toujours de façon très aiguë, malgré toutes les avancées de toutes les nombreuses disciplines concernées. En témoignent deux articles récents de Harold Kalant, pionnier et expert peu contesté de la pharmacologie des addictions : « What neurobiology cannot tell us about addiction », et « Drug classification : science, politics, both, or neither ? ». Le premier article pose des questions épistémologiques, et souligne les tensions entre un abord clinique, descriptif, et un abord scientifique de l’addiction. Le second pose des questions politiques, et pointe les tensions entre abord clinique ou scientifique d’une part, et abord de santé publique de l’autre. Définir l’addiction reste en fait un problème, et bien des querelles sont dues au fait que les interlocuteurs croient parler de la même chose, alors que ce n’est pas le cas.

Il y a de fait au moins trois regards, trois types de discours sur l’addiction : un regard clinique, un regard scientifique, et un regard de santé publique. L’une des raisons de douter de la « réalité », ou de la « dureté ontologique » de l’addiction provient en partie de ce que chacun de ces regards tend vers un objet qui est peut-être différent des deux autres… Il nous faut donc tenter de caractériser le regard clinique, puis le regard scientifique, pour mettre en évidence les tensions qui existent entre ces deux points de vue. Puis de voir la différence, et les difficultés posées par l’existence du regard de santé publique. Il apparaît en effet que la clinique et la recherche sont deux regards différents qui s’adressent à une même addiction, tandis que santé publique et addictologie tentent de cerner un objet différent.

Le regard clinique

La définition de l’addiction, pour un clinicien, peut être à la fois simple et concise : c’est le fait, pour le sujet concerné lui-même, de vouloir réduire ou cesser sa conduite, sans y parvenir. Elle correspond en grande partie à la définition que Pierre Fouquet, pionnier de l’alcoologie en France, donnait de l’alcoolisme : « la perte de la liberté de s’abstenir d’alcool ». Cette définition comporte une part nécessaire de subjectivité : elle désigne le sentiment intime d’aliénation vécu par une personne, le clivage qui s’opère en lui entre la volonté de sobriété et le désir de boire. Elle se heurte à la question du « déni », la négation possible de l’addiction par l’addict lui-même. Cette possibilité a pu conduire à ajouter, dans les définitions officielles, des critères tendant à plus d’objectivité, afin de permettre un « diagnostic » d’addiction, c’est-à-dire au fait de voir la maladie à travers le patient, en dehors de son propre discours. Ces tentatives d’objectivation conduisent à ajouter aux critères de l’addiction un certain nombre d’items, qui sont essentiellement des conséquences, et non des éléments proprement constitutifs de l’addiction : c’est le cas de la dépendance physiologique, de la tolérance, du syndrome de sevrage. (Il n’est pas certain que ces critères entraînent une inclusion plus grande de sujets dans le groupe des addicts : il semble que le critère « tentatives répétées, mais infructueuses, de réduire ou cesser la conduite » soit, à lui seul, assez inclusif.)

Il arrive aussi –par exemple dans certaines définitions de la « cyberaddiction » – que l’on ajoute comme critères le fait que la personne cache sa conduite à son entourage, mente, commette des délits : ces éléments pointent les risques logiques et éthiques de ces critères objectifs : logiquement, si un sujet ment, fait des efforts pour masquer sa conduite, triche, c’est bien qu’il sait, plus ou moins consciemment, que cette conduite existe, et pose problème. Sur le plan éthique, c’est la légitimité de l’intervention thérapeutique qui se trouve posée : la volonté de réduire ou cesser la conduite, sans y parvenir, laisse place à une demande d’aide, et légitime cette intervention. Sinon, il est difficile de justifier un traitement pour quelqu’un qui, même physiquement dépendant, n’aurait pas la moindre envie de remettre en question sa conduite. Tout au plus peut-on alors travailler à faire naître en lui ce désir de changement, conformément aux propositions du « modèle transthéorique du changement » de Prochaska et Di Clemente, ou aux approches de type « motivationnel » (Miller et Rollnick). Mais de fait, la position du clinicien part de son intention thérapeutique, de son engagement dans une pratique qui relève l’art et non de la science. Quelle que soit l’importance des outils, notamment médicamenteux, dont il dispose, le cœur du traitement ne réside jamais dans son aspect « technologique », y compris au niveau des psychothérapies : c’est ce que tendent à démontrer toutes les tentatives d’évaluation comparée des diverses formes de psychothérapies.

La définition opérante de la maladie, en clinique, correspond donc aux considérations de Georges Canguilhem sur le normal et le pathologique : la maladie ne commence pas par quelque dysfonctionnement des processus physiologiques, mais par une demande d’aide du patient en souffrance. Elle ne se définit pas par un nouvel état objectif, par exemple « allostatique », mais par le sentiment du patient qu’il n’est plus le même.

Le regard scientifique

Le clinicien prête donc le flanc à la critique des scientifiques : artiste pris dans l’intersubjectvité de sa relation avec son patient, il n’est guère en mesure de proposer un critère sûr et objectif, permettant de distinguer ce qui est ou non une « vraie » addiction. C’est cette critique qui s’exprime dans le livre « rationality and addiction » de Jon Elster et Ole Jorgen Skoog, qui aborde l’addiction sous l’angle de ce que l’on appelle aujourd’hui la neuroéconomie (Schmidt C). Les auteurs y montrent que l’on peut facilement prendre » pour une vraie homologie – une équivalence ontologique – ce qui en réalité n’est qu’une analogie, une ressemblance superficielle. Ils donnent pour illustration l’exemple des ailerons de baleines, des ailerons de requins, des ailes d’oiseaux et des ailes de chauves-souris. Superficiellement, l’on est tenté de regrouper comme homologues les ailes d’oiseaux et les ailes de chauve-souris, les ailerons de baleine et les ailerons de requins. Or, on sait bien que dans une classification scientifique des animaux – depuis Aristote – la vraie homologie relie les ailerons de baleines aux ailes des chauves-souris, puisqu’il s’agit de deux mammifères, et non de poissons ou d’oiseaux.

Le regard scientifique n’est pas celui d’un pêcheur ou d’un chasseur, et il va s’attacher à découvrir le critère distinctif, objectif, de l’addiction, celui qui pourrait être, inscrit dans le corps, l’équivalent des mamelles des mammifères. Par définition, l’approche scientifique s’oppose au regard clinique, en s’intéressant aux mécanismes vitaux et non à « l’histoire intérieure de vie » (selon une distinction qui remonte à Ludwig Binswanger). De façon légitime, les scientifiques sont donc à la recherche de ce que l’on peut appeler un « facteur X », d’ordre biologique, qui sous tendrait les diverses manifestations de l’addiction.

On a cru trouver ce facteur avec les endorphines et les enképhalines, avec la description des « processus opposants », avec les travaux sur les circuits de la récompense, sur la dopamine. On l’identifie aujourd’hui au découplage des circuits adrénergiques et sérotoninergiques, et, selon certains, à une perte de plasticité cérébrale… Avec H. Kalant, nous pouvons toutefois penser que toutes ces découvertes font progresser la connaissance du fonctionnement cérébral, l’adaptation de l’organisme à quantité de facteurs extérieurs, et ne sont pas spécifiques de l’addiction : le « facteur X » reste, de fait, une inconnue.

Ce qui différencie ce facteur X de l’addiction du clinicien, ce qui en fait l’intérêt, est le fait qu’il appartiendrait à l’ordre des phénomènes objectifs, et donc, selon une importante distinction posée par Ian Hacking, à un « genre indifférent », et non plus à un « genre interactif ». Un genre interactif regroupe des phénomènes humains, éminemment susceptibles d’être modifiés par la façon dont ils sont appréhendés : les discours, même les plus théoriques, sur l’addiction sont ainsi de nature à modifier la vie des « addicts », ainsi que l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. La question se pose pour toutes les pathologies psychiatriques, dans lesquelles il apparaît important de déterminer ce qui est pure construction sociale de ce qui est inscrit dans les mécanismes biologiques.

La science vise donc le même objet que la clinique, mais selon une démarche opposée : la clinique part d’une souffrance singulière pour essayer de comprendre ou soulager, la science construit des modèles à partir de facteurs organiques supposés, pour expliquer les mécanismes de l’addiction.

Les tensions entre clinique et science

Les tensions entre approches cliniques et vision scientifique sont donc de nature à condenser des oppositions qui, depuis plus d’un siècle, marquent le champ de la psychiatrie ou celui de la psychopathologie. La guerre du « bio » contre le « psycho », sciences de la vie contre sciences humaines et sociales, peut renvoyer à la distinction entre sciences « dures » et sciences « molles », selon une distinction venue de l’informatique et de l’opposition entre « hardware », matériel, et « software », logiciel. Mais l’on voit bien que cette opposition est sous-tendue par une distinction très ancienne, mais toujours d’actualité, entre « expliquer » et« comprendre », entre une vision objective et une vision subjective du monde, sinon entre le corps et l’âme. Lorsqu’Harold Kalant pointe les limites d’une approche réductionniste, de plus en plus fine, de l’étude des mécanismes cérébraux pour expliquer l’addiction, il démontre qu’à se limiter à cette approche, nous risquons de nous éloigner de plus en plus de la réalité humaine d’une addiction, celle que rencontrent tous les jours les cliniciens. Il en appelle à une prise de recul, et à la mise en œuvre d’approches intégratives, transdisciplinaires, qui puissent prendre acte des apports des sciences humaines et sociales, non seulement les diverses psychologies, mais l’histoire, la sociologie, l’anthropologie…

Sa réflexion est indéniablement fondée, et souligne le besoin impérieux de dépasser les clivages disciplinaires, de plus en plus importants : chaque champ de recherche devient en effet si précis, si spécialisé, si « pointu », qu’il faut imaginer des « méta- disciplines », capables d’intégrer l’ensemble des recherches. Ainsi pourrait-on tendre vers de véritables visions « trivariées », d’ordre « bio-psycho-social ». On ne peut douter de l’intérêt, sinon de l’urgence, d’un tel programme, qui s’approcherait de la complexité d’un phénomène humain et social. Ceci nécessitera bien des efforts pour dépasser les clivages, ainsi que les hiérarchies souvent implicitement supposées entre les diverses « sciences ».

Mais cela pose un problème majeur, dont il est difficile de dire s’il est, à court terme, dépassable : celui de la commensurabilité des diverses approches en jeu. Pris dans sa relation singulière avec un patient, le clinicien se construit souvent, pour lui-même, des modèles compréhensifs ou explicatifs qui empruntent aux données de la biologie, de la sociologie, de la psychologie, etc.… Mais il s’agit d’un « bricolage », qui ne résisterait pas à une critique épistémologique sérieuse : il y entre des données issues de domaines très différents, les unes relevant de la science, les autres d’approches « de sens », qui ne sont pas scientifiques au sens habituel du terme. Et cette opposition entre approches scientifiques et approches de sens touche à ce qui est notre épistémologie de base, celle qui nous permet d’ordonner les différents existants de ce monde.

Rappelons par exemple que l’anthropologue Philippe Descola définit notre monde occidental actuel comme « naturaliste » : ce que contient notre ontologie de base est le fait que tous les existants – tous les êtres, quels qu’ils soient – ont la même physicalité, mais une intériorité différente, et singulière à chacun. Nous admettons ainsi facilement être constitués des mêmes atomes et molécules que tous les autres animaux, et même d’objets, mais nous sommes par ailleurs certains que notre esprit diffère de celui d’une araignée ou d’une chaise. Ce peut être différent dans d’autres cultures, mais ainsi en est-il dans la nôtre… Or la science est ce qui s’adresse au monde de la physicalité, et les disciplines qui tentent de rendre compte de l’intériorité – qu’il s’agisse de branches de la philosophie (phénoménologie, herméneutique…), de psychologies subjectives, de littérature, etc., ne sont pas assimilables dans la science. Alors que les vieux dualismes âme/corps, hérités de Pythagore et Platon, tendent à être dépassés dans les discours philosophiques, nous en sommes encore réduits, au quotidien, à mettre en œuvre ce que l’on peut appeler un « dualisme méthodologique » : les modèles implicites que se construit un clinicien mélangent des éléments « de sens », de compréhension de l’histoire singulière du patient, et des données issues de la science, qui orientent par exemple les choix médicamenteux. La proposition d’approches synthétiques larges et transdisciplinaires va donc se heurter au problème difficile de la non-commensurabilité des deux types d’approche, scientifique d’un côté, approches de sens de l’autre : c’est-à-dire au fait que les critères de validité des unes ne peuvent servir à juger les autres.

Le regard de santé publique

La dimension de santé publique est celle qui donne aux addictions toute leur importance au niveau politique : les milliers de morts prématurées dues à l’alcool, au tabac, aux drogues, au jeu, sont les premières raisons pour lesquelles les addictions sont prises au sérieux par les pouvoirs publics. Or ce regard s’adresse à un objet qui n’est manifestement pas le même que l’addiction du clinicien ou celle du chercheur. Il suffit d’une ivresse unique pour qu’un jeune se tue au volant, il suffit d’une expérience d’injection pour contracter le sida ou l’hépatite C, il suffit de « déraper » quelques semaines dans le jeu pour être surendetté à vie : la majorité des problèmes posés à la société ne relève pas de l’addiction clinique au sens propre. L’objet du regard est donc ici bien plus vaste, incluant tout ce qui est regroupé sous les termes d’abus ou d’usage nocif. Bien des malentendus ou de faux consensus autour du terme « addiction » proviennent de la confusion entre la définition clinique et la définition de santé publique…

Et l’addiction, en tant qu’objet de l’addictologie constitue un objet encore plus vaste, puisqu’il va intégrer toutes les formes d’usage, au-delà de l’addiction, de l’abus, ou de l’usage nocif. Si Pierre Fouquet définissait l’alcoolisme comme « perte de la liberté de s’abstenir », il définissait par contre l’alcoologie comme « l’étude de l’ensemble des relations entre les êtres humains et l’alcool ». Cette approche n’est pas inutile : si l’on veut peser les répercussions sociales d’une pratique, il faut définir les coûts en termes de maladie, mais aussi d’accidents, de conséquences de l’usage. Mais il faut aussi tenir compte, le cas échéant, des bénéfices de cette pratique pour la société comme pour les individus.

Nous en venons donc à un schéma qui peut montrer les différents objets regroupés sous le terme d’addiction :

schema1

Quel que soit l’objet d’addiction, il va le plus souvent exister une partie de la population qui est concernée, et une qui ne l’est pas. Dans le cas des drogues illicites, la partie des consommateurs est minoritaire. Pour l’héroïne, le triangle des consommateurs, même les simples expérimentateurs, serait très fin : de l’ordre de 1% de la population en France. Elle peut être au contraire majoritaire dans le cas de conduites licites, comme l’alcool ou le jeu : dans ce dernier cas, près de 50% de la population adulte est concernée.

schema 2

 

Parmi les expérimentateurs, ou d’une façon générale les consommateurs, la grande majorité n’a pas ou peu de problèmes : contrairement à une représentation très répandue sur « la drogue », ceci est vrai même pour les drogues les plus « dures », et les plus interdites. L’étude NESARC nord-américaine par exemple démontre qu’une petite partie seulement des expérimentateurs d’héroïne ou de cocaïne devient des utilisateurs réguliers, et, parmi eux, une partie seulement devient dépendante.

La partie « malade », celle qui regroupe les patients potentiels des services d’addictologie, est donc toujours très limitée, par rapport à l’ensemble des usagers. C’est à juste titre qu’un sociologue comme Howard Becker proteste contre la tendance à assimiler tous les consommateurs à des dépendants, par exemple en recourant au terme de « drogués » pour désigner tous les utilisateurs de marijuana. Il est illogique –mais c’est très souvent fait – d’utiliser, en matière de drogues illicites, comme indicateur principal, le chiffre d’expérimentateurs, alors que dans le même temps, pour les produits licites, l’indicateur le plus fréquent est le nombre de dépendants, d’ « addicts », de « malades » : ceci conduit à une dramatisation artificielle des problèmes de « drogue », et à une banalisation tout aussi artificielle des problèmes liés aux médicaments, à l’alcool, au jeu, aux aliments…

Mais il faut aussi souligner que, pour la santé publique, les « problèmes » pèsent plus lourdement que la « maladie » : Comme nous l’avons souligné plus haut, il suffit d’une ivresse au volant pour qu’un jeune homme se tue avec ses amis, sans jamais avoir été « alcoolique » ou « drogué », et les conséquences des « abus » ou des « excès » ponctuels pèsent très lourd, pour toutes les addictions. . L’abus ou l’usage nocif sont donc très lourds de conséquences, en termes de santé publique ou de coûts sociaux. C’est donc à juste titre, pour de bonnes raisons, que la définition de l’addiction en santé publique vise un objet différent de l’addiction clinique.

schema 3

Il est aisé de voir que le terme « addiction » renvoie, de fait, à plusieurs objets très différents.

La clinique et la recherche scientifique sont certes deux regards différents, qui visent un même objet : c’est la part « malade » des consommateurs qui, d’ailleurs, est souvent porteuse de plusieurs addictions en même temps ou successivement.

Mais la santé publique y ajoute tous les dommages possiblement liés à l’usage, ce qui construit une addiction d’un autre ordre. Et l’addiction, comme objet de l’addictologie constitue encore une troisième entité, différente des deux autres, qu’elle englobe. (Nous avons vu que Pierre Fouquet définissait l’alcoolisme comme « la perte de la liberté de s’abstenir ». Mais qu’il définissait l’alcoologie comme « l’étude de l’ensemble des liens entre les êtres humains et l’alcool »). Ceci doit inclure les études sur les usages « normaux », « aproblématiques », qui sont plus la règle que l’exception, pour toutes les addictions. Il faut en effet, si l’on veut légiférer ou réguler, prendre en compte les aspects positifs, et mettre les risques en balance avec les bénéfices éventuels d’une consommation ou d’une conduite.

Ce schéma nous permet d’illustrer les différents abords politiques existants en matière de contrôle de l’addiction :

 schema 4

Une question politique

La prohibition tend à limiter l’usage au niveau de l’ensemble de la population. Elle est une réponse évidente, lorsque l’on se réfère à un modèle « monovarié » de maladie, dans lequel tout le potentiel de maladie est concentré dans la substance. Ce modèle fut l’un des premiers à faire entrer les addictions dans le champ médical, au moins depuis le travail de benjamin Rush en 1784. Le travail de Ledermannet sa fameuse « loi » vont dans le même sens : si l’on peut prouver que plus il y a de consommateurs, plus il y a de problèmes et de malades, il devient logique de prendre des mesures pour limiter le nombre de ces consommateurs. La mise en avant d’un « facteur d’exposition aux drogues », (qui fut, de façon pseudo-scientifique, mis en « équations » par Niels Bejerot) ou les travaux montrant l’importance de l’accessibilité d’un objet d’addiction vont aussi dans ce sens. L’interdit, les règlementations strictes, sont donc, logiquement, la première mesure préventive pour nombre d’addictions. Le danger de la recherche du risque zéro, allant jusqu’à la volonté d’éradication totale des « drogues » est évident, pouvant conduire à la criminalisation du simple usage personnel, ce qui est régulièrement souligné par les antiprohibitionnistes.

On en arrive assez rapidement au constat qu’il existe dans la population au moins une petite partie « d’irréductibles », qui transgressent l’interdit. Augmenter sans fin les peines encourues et persécuter les usagers finit par peser sur l’ensemble de la population, et discrédite l’ensemble de l’entreprise. C’est ce que l’on peut retenir de l’exemple radical que fut la politique iranienne en matière de drogues après la révolution islamique. L’interdiction de l’usage d’opium (pourtant longtemps traditionnel dans certains milieux) et d’héroïne alla jusqu’à l’application en grand nombre de la peine de mort pour les usagers. De longues années, et des milliers de morts plus tard, l’Iran se retrouva avec un taux record d’héroïnomanes : le remède avait été pire que le mal. La prohibition « modérée », et modulée par le grand cadre de la réduction des dommages, ainsi que par un réseau de soin de qualité, peut, au contraire, conduire à des résultats appréciables. C’est sans doute le cas de l’héroïnomanie en France : les dépendants à l’héroïne sont aujourd’hui si minoritaires qu’ils n’apparaissent guère dans les enquêtes en population générale. Les simples expérimentateurs sont de l’ordre de 1% de la population. Et la vie quotidienne des dépendants est grandement améliorée par les dispositifs de réduction des risques, ainsi que par l’accès assez facile à des traitements de substitution.

Si l’on voulait dresser un bilan de 40 années de prohibition en France, ces éléments devraient être pris en compte, mais aussi le fait que le cannabis, lui, constitue un problème totalement différent : les expérimentateurs sont très nombreux (plus de 12 millions), les dépendants peu nombreux, et la loi paraît ici totalement inadaptée : Il est irréaliste de maintenir une peine d’un an de prison pour usage simple, et absurde de soutenir une peine de 2 ans d’emprisonnement dans le cas de la conduite automobile. Cette opposition des résultats entre héroïne et cannabis devrait nous pousser à réfléchir à l’ensemble des mesures prises pour lutter contre les addictions : si tous les produits ne présentent pas la même dangerosité, s’ils ne peuvent être tous traités de la même façon, il convient, au cas par cas, de voir où situer le curseur entre prohibition et libéralisme. Le cas des produits légaux, comme l’alcool et le tabac, mais surtout le cas du jeu d’argent et de hasard, qui, en 2010, a fait l’objet d’une légalisation et d’une libéralisation partielle, peuvent servir d’exemples de régulations non prohibitionnistes. La régulation de l’usage de tabac, qui cause de 65000 morts par an, et celle de l’alcool, cause de 45000 décès, peuvent difficilement passer pour des modèles de santé publique. Mais ils démontrent la complexité des facteurs à prendre en compte, y compris l’histoire et la culture des consommations.

La loi de libéralisation des jeux d’argent en ligne pourrait constituer un modèle alternatif intéressant. Elle se situe presque à l’opposé des prohibitions, sans toutefois être complètement libérale (au sens économique et français du terme).

schema 5

Un exemple de modèle libéral serait ce que certains spécialistes du jeu (Shaffer et Ladouceur) ont nommé le « modèle de Reno » : Il s’agit, selon une logique de « pollueur-payeur », de prélever sur les revenus du jeu les moyens nécessaires au traitement des différents problèmes. Grâce à un tel prélèvement, des actions peuvent être menées à tous les niveaux utiles :

  • Une information claire de l’ensemble des consommateurs, sur ce que l’on peut ou non attendre des jeux d’argent.
  • Des actions prévention destinées à protéger les publics les plus vulnérables, notamment les jeunes.
  • Des actions ciblées sur les joueurs qui montrent des signes de risque de perte de contrôle, notamment à travers la mise en place de modérateurs, la possibilité de limiter ses enjeux, de paramétrer ses dépenses…
  • Des actions de soin, qui ont ainsi une source de financement.
  • Des recherches, tant sur les mécanismes du jeu excessif, que sur l’addictivité différentielle des jeux, etc…

Les dangers d’un libéralisme absolu sont au moins aussi évidents que ceux de la prohibition la plus dure : il suffit, pour s’en convaincre, de regarder l’effet des substances psychoactives dont l’usage est largement toléré, sinon encouragé : l’alcool est, en France, la cause de 45 000 morts par an, le tabac de 65 000.

Le premier inconvénient du « modèle de Reno » serait de s’en remettre purement et simplement à la bonne volonté des opérateurs, selon une optique de « développement durable », prônée par certains auteurs. Ces derniers soulignent par exemple que les industries de l’agro alimentaire sont les premiers contributeurs aux recherches sur l’obésité, et qu’elles sont parfois plus réactives que les états dans la lutte contre ce qui apparaît, dans les pays riches, comme un nouveau fléau. Or il est évident que cette position serait, en l’absence d’arbitre extérieur, celle d’un conflit d’intérêt permanent : Les laboratoires pharmaceutiques, dont l’objet est de produire des produits de santé, doivent eux-mêmes être contrôlés de près, et les scandales en la matière ne manquent pas. Il n’y a guère de raisons pour que des industries qui n’ont pas un tel souci des maladies et de la santé publique soient beaucoup plus vertueuses. L’argument souvent mis en avant par les producteurs d’alcool, selon lequel ils préfèrent que toute la population consomme modérément, et qu’ils se doivent, ne serait-ce que pour des raisons d’image, de lutter contre l’alcoolisme, est très discuté : pour l’alcool comme pour le jeu, une petite partie, – 10 à 20 % – des consommateurs, est à l’origine de la majorité des revenus des producteurs et des opérateurs. Ce sont donc les consommateurs les plus intensifs qui génèrent le plus de profit, et non les « dégustateurs » occasionnels, ou les gourmets les plus modérés. Et dire simplement qu’un client-consommateur est plus utile au producteur vivant que mort est évidemment vrai, mais autant pour le producteur d’héroïne ou de crack que pour les industriels respectables. L’exemple de l’alcool démontre d’ailleurs très régulièrement qu’il existe une franche opposition entre les stratégies du marketing et les visées de prévention et de santé publique : « Premix » et bières fortes visent une clientèle de jeunes gens que les acteurs de prévention voudraient voir à l’abri de ces tentations ; Les slogans publicitaires détournent et tournent en dérision d’anciens messages préventifs : « c’est trop fort pour toi », « ne commencez jamais »… Autant d’appels à l’indiscipline, au défi, au goût pour la transgression et l’épreuve ordalique des adolescents et des jeunes adultes, tendant à rabattre leur aspiration de liberté sur le simple pouvoir de consommer…

schema 6

 Le deuxième inconvénient est le risque d’une augmentation sans frein de l’offre : légitimés par leur implication dans la prévention, la recherche, et le soin, les différents opérateurs ne se voient plus opposer de limites, la consommation apparaissant de plus en plus comme une norme. On peut ainsi aboutir à une consommation généralisée, qui deviendrait une nouvelle norme sociale, faisant disparaître, quant aux pathologies et aux problèmes de santé publique, le facteur général de la consommation.

Une fois toute la population entrée dans le groupe des consommateurs, nous arriverions à l’exemple donné par l’épidémiologiste Geoffrey. Rose pour illustrer son « prevention paradox » : si tout le monde fumait 40 cigarettes par jour, le cancer du poumon ne serait plus perçu que comme une maladie génétique….

schema 7

 

Ce « prevention paradox » démontre la difficulté à associer deux façons différentes de chercher les causes d’une maladie : il existe une approche de « cas à risques », conforme à la clinique, qui consiste à isoler les raisons pour lesquelles un individu donné a développé, à un moment donné de sa vie, une maladie : on est alors en quête de facteurs de vulnérabilité, d’événements de vie, de pathologies préexistantes, etc… L’autre approche, dite « populationnelle », vise à mettre en évidence des facteurs très généraux, qui rendraient compte du fait que la prévalence d’une pathologie est supérieure dans une population, comparée à d’autres. Les facteurs étiologiques mis en évidence par ces deux approches seront, à l’évidence, de nature différente : d’un côté, des facteurs individuels de vulnérabilité génétique, psychologique, ou autres, de l’autre des facteurs d’environnement indépendants du malade concerné.

Il est logique, même sans supposer des intentions machiavéliques, que, les producteurs engagés de bonne foi dans le soutien aux recherches vont tendre à privilégier les approches de « cas à risque », qui font en quelque sorte peser la responsabilité du pathologique sur l’individu, et non sur l’environnement, sans doute modifié par la consommation à très grande échelle du produit en cause.

L’obésité, le jeu excessif, l’alcoolisme, peuvent être regardés comme des pathologies individuelles, liées à des facteurs génétiques, psychanalytiques, etc…

En quelque sorte exonérés de toute responsabilité directe, les producteurs se voient renforcés dans l’idée que la consommation peut devenir la norme pour tous, les problèmes n’étant le fait que de quelques individus prédisposés, vulnérables, ou déviants.

schema 8

Pour tous les objets susceptibles de donner lieu à addiction – c’est-à-dire tous les objets de consommation – nous oscillons donc entre deux modes de régulation qui, à l’extrême, sont tous deux mauvais :

  • D’une part, le libéralisme absolu, dont les possibles inconvénients sont évidents. La consommation d’alcool et de tabac a été largement encouragée dans notre société, et, aujourd’hui, revenir en arrière s’avère extrêmement difficile, tant ces consommations ont été « normalisées », intégrées à notre culture. Et le soin aux alcoolodépendants, l’aide au sevrage tabagique, les recherches sur les causes individuelles de ces troubles, ne sont guère de nature à répondre à une question majeure de santé publique, les 45 000 morts par an en France attribués à l’alcool, et les 65 000 dues au tabagisme.
  • D’autre part, la prohibition pure, visant à l’extrême à « l’éradication » de l’usage. Elle se heurte au minimum à l’existence d’une minorité de marginaux – ou de « résistants » – qui font fi de l’interdit et des risques qui lui sont associés. Surtout, elle ne tient pas compte de la réalité, qui est que la majorité des expérimentateurs, même pour les « drogues » les plus dures, ne deviennent pas des consommateurs réguliers, et moins encore des addicts. Elle encourt donc à la fois le risque d’être inefficace, et celui de produire tant de la délinquance qu’un « illégalisme populaire », dangereux pour la démocratie : la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis fut pour ces raisons peut-être un succès en termes de santé publique, mais certainement une catastrophe au niveau de la société. La régulation ne peut donc se construire simplement sur le fondement d’indicateurs de santé, mais doit intégrer tous les paramètres culturels, sociétaux, liés à la consommation. Il s’agit donc non d’un problème de techniciens, mais d’une question éminemment politique.

Puisqu’aucun des modèles n’est bon dans l’absolu, il faut bien imaginer des compromis, et tenir compte de ce qui fonctionne le moins mal dans les régulations existantes.

Il est aussi évident qu’un mode unique de régulation pour tous les objets possibles d’addiction n’est pas réaliste, puisqu’on ne peut pas traiter de façon similaire les aliments, le sexe, l’héroïne ou le crack.

L’éventail des possibilités pourrait s’ordonner entre deux modèles, certes loin d’être parfaits, mais plausibles : le traitement de l’héroïnomanie d’une part, celui du jeu d’argent de l’autre.

La loi de 1970 en France est indéniablement répressive à l’extrême dans la mesure où elle prévoit des peines de prison pour l’usage simple, et elle est, de ce fait, très critiquable.

Dans le cas de l’héroïne le bilan actuel de cette loi vielle de 40 ans n’est toutefois pas totalement négatif. Seulement 1% environ de l’ensemble de la population fait l’expérience de son usage au cours de la vie, la majorité respecte donc l’interdit, sans souffrances particulières. Les utilisateurs réguliers et les dépendants sont assez peu nombreux pour ne pas apparaître dans des études en population générale. Surtout, pour ces derniers, des mesures importantes viennent tempérer le cadre prohibitionniste : la réduction des risques, politique de santé publique, permet de minimiser les dommages liés à l’usage, en favorisant l’accès au matériel d’injection, en permettant une information des consommateurs, en créant des lieux de proximité où ils peuvent recevoir conseils et éventuellement soins. Le soin des dépendants, faisant une part importante aux substituts légaux, buprénorphine ou méthadone, a grandement dédramatisé la vie quotidienne d’un héroïnomane : le traitement médical a aussi un impact sociologique, et le marché de l’héroïne n’est plus aussi attractif pour les trafiquants. Ce qui est dénoncé médicalement comme « détournement » de médicaments à des fins de trafic et de « défonce » a, en partie, un impact social non totalement négatif, puisque des opiacés deviennent d’accès facile et bon marché, ce qui rend moins captive la clientèle des dealers d’héroïne (et explique en partie leur reconversion dans le trafic de cocaïne….).

Ce modèle n’est évidemment pas parfait, et l’on peut noter le paradoxe apparent que constitue le fait d’avoir à vivre comme un délinquant, passible d’un an de prison, durant des mois ou des années, avant de devenir un dépendant relevant de soin… Elle devrait donner lieu à des modifications tant techniques – par exemple création de salles d’injection supervisées– que politiques – par exemple remise en question de la pénalisation pour usage simple, du moins sous la forme de peine de prison.

De l’autre côté, une loi récente, celle de la libéralisation partielle des jeux d’argent en ligne, peut représenter un modèle très différent. Il s’agit d’une véritable légalisation d’activités jusque là illicites : le jeu d’argent a été, durant des siècles, l’objet d’une prohibition, assortie d’exceptions pour les casinos, et pour les grands monopoles d’état que sont la française des jeux et le P.M.U. Cette prohibition millénaire a donc fait place à un marché concurrentiel, selon un modèle qui se rapproche du « modèle de Reno » évoqué plus haut. Il est trop tôt pour juger des effets de ce changement, mais il faut noter que dans ce cas le libéralisme est modulé par une régulation assez importante : Tout d’abord, seuls quelques types de jeux en ligne ont été légalisés : les pronostics sportifs et hippiques, et le poker. Les jeux de casino comme les machines à sous restent interdits. L’ouverture du marché ne concerne que les jeux en ligne, qui étaient, de toute façon, difficiles à interdire purement et simplement, du fait du caractère mouvant et international d’Internet. Ensuite, les opérateurs sont soumis à un cahier des charges exigeant, tant au niveau de la protection de la jeunesse et de la lutte contre le jeu excessif, que contre le blanchiment d’argent. Surtout, des instances de régulation sont mises en place : l’ARJEL (autorité de régulation du jeu en ligne, comité consultatif des jeux pour les jeux en « dur », assorti d’un observatoire des jeux.

Dans le cas de l’héroïne, la réduction des risques et les traitements de substitution modulent tant bien que mal ce qui reste un modèle très prohibitionniste. Pour le jeu, ces régulations modulent ce qui est un modèle libéral, avec la possibilité d’éviter une expansion infinie de l’offre.

Perfectibles, ces deux approches peuvent fournir une idée des deux pôles entre lesquels pourrait s’ordonner une régulation pour tous les objets d’addiction, en fonction de leur dangerosité, ou de leur potentiel addictif supposé. La prohibition ne fonctionne que si elle est assortie de mesures de réduction des risques, et de la proposition d’alternatives jugées moins dangereuses que le produit en cause. Le modèle libéral ne fonctionne que si les divers opérateurs sont soumis à une régulation extérieure et indépendante, c’est-à-dire si une possibilité, même virtuelle, de prohibition, est présente.

Il est évident que la nourriture, ou les jeux en réseau, ne peuvent et ne doivent être règlementés de la même façon que les drogues ou les médicaments. Mais il serait trop simple – et il en est pourtant généralement ainsi – de faire comme si existaient des objets de consommation absolument mauvais et dangereux – les drogues – et d’autres totalement inoffensifs, qui ne devraient être régulés que par les lois du marché.

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Le jeu pathologique

Marc Valleur, juillet 2004 – (d’après « Le jeu pathologique », (PUF, 1997), paru in revue « Toxibase »)

Introduction

Tant aux niveaux des définitions ou modèles explicatifs, que des propositions d’action thérapeutique ou préventive, il n’existe actuellement pas de consensus en matière de jeu pathologique.

Il ne s’agit pas ici d’une simple opposition entre des écoles différentes de techniciens du psychisme, qui débattraient du meilleur moyen de comprendre et de soigner une maladie ou un symptôme. (Les psychanalystes qui s’opposeraient aux comportementalistes, aux systémistes, aux biologistes…)

La frontière est plutôt entre une conception spécifique, tendant à faire du jeu pathologique une entité, une forme pathologique en soi, et d’autre part un abord de ce problème comme simple artefact, labile, et sans grand intérêt, du jeu en soi.

– D’un côté, se trouvent des spécialistes qui voient dans le jeu pathologique une maladie, et qui vont en chercher les déterminants psychologiques, biologiques, neurophysiologiques, voire génétiques. Ces recherches visent à mettre au point des stratégies thérapeutiques, domaine dans lequel il n’y a guère d’accord, comme en témoigne la gamme très large des propositions. Nombre d’auteurs admettent qu’il y aurait un lien entre ce « modèle de maladie », et la promotion de l’abstinence totale et définitive comme seul but de traitement. Ajoutons qu’à l’évidence, il se trouvera plus, parmi les tenants de ce modèle, de personnes prêtes à considérer le jeu pathologique comme un fléau social, et à donner des jeux d’argent et de hasard en général une image négative. Luttant contre une maladie, les médecins relaient en quelque sorte les prêtres, qui avaient lutté contre le péché, et longtemps soutenu les interdictions légales en matière de jeu.

 A l’opposé, les problèmes des joueurs vont être abordés de façon sociologique, anthropologique, et seront perçus comme l’extrémité d’une courbe de Gauss : il est admis de nos jours que la majorité de la population joue régulièrement aux jeux de hasard. Il est normal que d’un côté, à une extrémité de la courbe, se trouve une minorité d’abstinents, primaires (ceux qui n’ont jamais joué), ou secondaires (ceux qui ont arrêté). De l’autre côté se retrouvera une autre minorité, celle des personnes qui jouent plus que les autres, qui jouent trop.

Dans cette optique, il y a donc un continuum sans faille, dans les problèmes de jeu, tant dans les comparaisons que l’on peut faire entre telle ou telle personne, que pour un individu donné, dont la conduite de jeu pourra varier avec le temps, se déplacer le long de ce continuum, du non problématique au plus problématique.

Il n’y aurait alors pas forcément à chercher un « traitement », pour une maladie inexistante, mais simplement à promouvoir des stratégies d’apprentissage et de contrôle, de promotion du jeu modéré.

Ces oppositions de regard ne font que reproduire et transposer dans les mêmes termes les différents discours qui s’opposent, depuis des décennies, en matière de toxicomanies, d’alcoolisme ou de tabagisme :

La place singulière du jeu, longtemps considéré comme sacrilège, puis légalisé, et aujourd’hui largement répandu, encouragé, dans tous les pays, en fait un champ particulièrement éclairant pour l’ensemble des « nouvelles addictions ».

Il existe des arguments très forts en faveur de l’inclusion du jeu pathologique dans cette notion d’addictions au sens large, qui dépasse la dépendance aux substances psychoactives pour s’étendre aux « addictions comportementales » (les toxicomanies sans drogue).

 Tout d’abord la parenté entre les divers troubles qui s’y trouvent regroupés, et qui sont définis par la répétition d’une conduite, supposée par le sujet prévisible, maîtrisable, s’opposant à l’incertitude des rapports de désir, ou simplement existentiels, interhumains.

 Ensuite, l’importance des « recoupements » (« overlaps ») entre les diverses addictions : il existe une importante prévalence de l’alcoolisme, du tabagisme, des toxicomanies, voire des troubles des conduites alimentaires, chez les joueurs pathologiques.

 Aussi, la fréquence régulièrement notée de passages d’une addiction à une autre, un toxicomane pouvant par exemple devenir alcoolique, puis joueur, puis acheteur compulsif…

Enfin, la parenté dans les problématiques et les propositions thérapeutiques. Particulièrement importante est ici l’existence des groupes d’entraide, basés sur les « traitements en douze étapes », de type Alcooliques Anonymes. Ce sont en effet exactement les mêmes principes de traitements de conversion et de rédemption morale qui sont proposés aux alcooliques, aux toxicomanes, aux joueurs, et acceptés par nombre d’entre eux.

Ces mouvement d’entraide, qui recourent à un concept très métaphorique de maladie, soulignent la dimension de souffrance personnelle, de sentiment subjectif d’aliénation des sujets, des joueurs pathologiques, qui, comme les alcooliques ou les toxicomanes, ont l’impression d’être la proie d’un processus qui leur échappe. Subjectivement en tout cas, il n’y a pas continuité, mais rupture, saut qualitatif, entre joueur et joueur « pathologique », comme entre usager de drogues et toxicomane.

Le libéralisme, le droit à disposer de soi-même, la promotion d’approches visant à l’auto-contrôle, et non à l’abstinence, ne doivent pas devenir le moyen de nier la souffrance de ceux qui en viennent à « toucher le fond », et à leur refuser les moyens de « s’en sortir ».

Afin d’aider la minorité qui souffre de sa dépendance au jeu, et de mieux étudier un phénomène encore trop opaque, il serait sans doute préférable qu’une part des revenus du jeu soit utilisée aux recherches, à la prévention et au traitement du jeu pathologique.

Ceci permettrait de soutenir des traitements ou des actions préventives visant la pratique du jeu contrôlé. Et permettrait d’ancrer certaines recherches sur l’étude des fonctions sociales et individuelles du jeu « normal ». Le versant social et culturel, les déterminants anthropologiques, historiques, du jeu pathologique , seraient mieux étudiés : les recherches en la matière ne porteraient pas simplement sur les neuromédiateurs et la physiologie cérébrale…

Le jeu pourrait alors pleinement devenir un modèle dans le traitement par la société de ces nouvelles entités morbides, les addictions, qui sont encore trop souvent traitées à la fois comme vice, crime, infériorité ou maladie. La déprohibition, même pour certaines drogues, pourrait apparaître comme un objectif plus réaliste, s’il existait la certitude qu’elle ne serait pas une simple loi libérale destinée aux plus forts, abandonnant à leur sort ceux qui tombent dans le piège de la dépendance.

Le jeu dans la société

En dehors du jeu chez l’enfant, les pratiques ludiques occupent une place importante dans la vie des adultes, comme dans la marche de la société.

Le jeu est, selon Huizinga, une action « dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité » : il s’intéresse avant tout aux formes de jeu qui impliquent une forme de compétition entre les joueurs, excluant de son étude les jeux d’argent.

Ce dernier point amènera R. Caillois à proposer certaines modifications dans la définition même du jeu. Selon lui, le jeu est une activité :

  •  Libre et volontaire, source de joie et d’amusement : notons, pour notre propos, l’importance de la formule ; « un jeu auquel on se trouverait obligé de participer cesserait aussitôt d’être un jeu »…
  •  Séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu.
  •  Incertaine.
  •  Comportant des règles précises, arbitraires, irrécusables.. (dans les jeux fictifs, non réglés, le « comme si » tient lieu de règle)
  •  Fictive : accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde…(Jeu fictif et jeu réglé sont en quelque sorte deux catégories qui s’excluent mutuellement.)
  •  Improductive : ce caractère tient compte de l’existence des enjeux, des paris, des pronostics, bref des jeux de hasard et d’argent.

Si certaine des positions de Caillois peuvent aujourd’hui être discutées, c’est avant tout du fait de l’évolution de la société. Sur le fond, ses distinctions restent indéniablement valides.

R. Caillois propose une classification des jeux, qui est aujourd’hui bien connue et utilisée dans tous les secteurs de la connaissance concernés par la notion de jeu :

  •  L’agon est le champ des jeux de compétition, qui faisait l’essentiel des analyses de Huizinga.
  •  La mimicry celui des jeux de rôles, d’imitation…
  •  L’ilinx regroupe les jeux de vertige, de sensation pure.
  •  L’alea est le champ qui nous intéresse particulièrement : c’est celui des jeux de hasard, parmi lesquels se trouveront les jeux d’argent.

Les lieux et les instruments du jeu

Par définition, dans les jeux de hasard et d’argent, ceux qui sont à la base du jeu pathologique, l’argent est la mise, l’enjeu, les instruments sont des mécanismes à produire du hasard, c’est-à-dire à donner un résultat indépendant de l’habileté du joueur. Ces instruments sont très divers, mais en fait, relèvent de quelques catégories fort simples.

  •  Les dés : sont dérivés des osselets, os du carpe de moutons, qui présentent deux faces larges et des bords étroits. La forme la plus simple de « machine à hasard » est toujours une pièce à deux faces, le « pile ou face » étant un jeu où les probalités sont de 50% pour chaque éventualité.
  •  Les cartes furent introduites en occident au XIVeme siècle, par les Arabes, mais sont d’origine chinoise, et purent se répandre en Europe à partir de l’invention de l’imprimerie.
  •  Les grilles ou tableaux peuvent être rapprochés des marelles, avec leur lien à une représentation sacrée de l’univers.
  •  Les machines à sous, inventées aux États-Unis à la fin du siècle dernier, constituent la version la plus actuelle et la plus répandue des machines à produire du hasard.

Les lieux du jeu

Sont aussi très divers, mais correspondent à deux grands groupes : les lieux organisés, et résevés à cet usage, et les lieux privés…

Le casino

Représente la forme emblématique de la première catégorie. Ils tendent de plus en plus à s’adjoindre des lieux plus accessibles, moins « élitistes », et surtout plus rentables, ouverts au plus grand nombre, sous la forme de grandes salles réservées aux machines à sous…

Les hippodromes

Sont aussi des lieux réservés au culte du jeu et à celui du cheval. Les paris sur les courses de chevaux, organisés par le P.M.U, peuvent aussi se faire en suivant le tiercé du dimanche devant son écran de télévision, et parmi les des bars, tabacs, PMU (qui permettent d’augmenter le nombre de parieurs ) se trouvent les « courses par course », où l’on peut parier en temps réel au fur et à mesure du déroulement des épreuves…

Les cercles

Ce sont en principe des lieux privés, organisés en associations…

Les points de vente du P.M.U et de la Française des Jeux sont en fait très répandus, et, comme il est possible d’y jouer aux courses, certains « jeux d’impulsion », sous la forme de cartes à gratter au résultat instantané, ne font que reproduire les symboles et le principe des machines à sous…

INTERNET ou l’emergence du « casino virtuel »

Le premier « casino virtuel » a été ouvert sur Internet en août 1995, accueillant chaque mois plus de 7 millions de visiteurs sur le site « Internet Casinos » : c’est devant son écran que tout un chacun pourra bientôt s’adonner au jeu…

Aspects économiques

Le jeu occupe désormais une place importante à la fois dans l’activité d’une partie majoritaire de la population, et dans l’économie.

En France, les chiffres d’affaires des établissements de jeu montrent qu’ils sont source de revenus importants, d’emplois, mais aussi bien sûr de prélèvements de l’Etat.

Les casinos, s’ils ne sont plus les lieux des conduites extrêmes du joueur de Dostoïevski, tirent maintenent la majorité de leurs ressources de l’exploitation des machines à sous : plus de 80% de leurs revenus proviendrait de ces « bandits manchots ». Même ici donc, le grand nombre de petits joueurs tend à remplacer la présence de quelques grands « flambeurs ».

En 1995, il existe en France 154 casinos, qui totalisent un chiffre d’affaires de 6,1 milliards de francs. (Revue « Challenge », août 1996).

Les prélèvements de l’Etat se montent à 3,1 milliards de francs

Le P.M.U ( Pari mutuel urbain), contrôlé par l’Etat, gère les paris sur les courses de chevaux, en dehors des hippodromes. Si le « tiercé » (créé en 1954, avec le quarté, de 1976 et le quinté, de 1989…) reste une institution, il souffre de la concurrence des autres formes de jeu,qui prolifèrent. Mais reste encore (en 1995), la principale institution de jeux, avec un chiffre d’affaires de 33,8 milliards de francs, rapportant à l’Etat 5,6 milliards.

La Française des jeux, dont les produits sont accessibles auprès de plus de 40 000 points de vente, gère le loto (créé en 1976, successeur de la loterie nationale, qui disparaît en 1980), le loto sportif (1985), et l’ensemble des jeux instantanés, fondés sur le support des cartes à gratter… Elle tend progressivement à dépasser le P.M.U quant au chiffre d’affaires : 33,5 milliards de francs, rapportant à l’Etat 9 milliards de francs.

Les joueurs

Les joueurs, si l’on appelle ainsi toute personne qui participe, occasionnellement ou régulièrement à un jeu de hasard et d’argent, ne sont donc en rien des individus à problèmes, ou des marginaux. Au contraire, ils sont devenus majoritaires dans la société actuelle.

Les difficultés économiques, la crise, sont souvent mises en avant pour expliquer cet engouement pour les jeux d’argent : le caractère « bloqué » d’une société où l’ascension deviendrait de plus en plus difficile, s’ajoute à l’omniprésence de la hantise du chômage. Le travail, même s’il devient précieux, n’apparaît pas à beaucoup comme suffisant pour atteindre des objectifs idéaux. cela expliquerait pourquoi les joueurs se recrutent essentiellement parmi les couches populaires ou moyennes de la société : les ouvriers représentent en France 27% et les employés 19% des joueurs du P.M.U.

Ces derniers constituent de fait une catégorie de joueurs traditionnels : 62% sont des hommes, et la moyenne d’âge est assez élevée, dépassant 55 ans. Les « nouveaux jeux », notamment les cartes à gratter attirent une clientèle plus diversifiée, plus jeune et plus féminine.

En fait, la richesse ou la gloire (voir le succès du « millionnaire », dû certainement au fait que l’un des avantages du gagnant est le droit de participer à une émission de télévision), objets de rêve, ou d’idéal, sont devenus, à travers le jeu, les éléments courants d’une distraction, où elles n’existent que comme potentialité, virtualité. La plupart des joueurs « sociaux », réguliers ou occasionnels, qui jouent au loto, savent que leur chance de décrocher un gros lot est infime : la probabilité d’avoir une grille gagnante est de une chance sur 13 983 816…Mais les images médiatisées des quelques gagnants devenus milliardaires, ainsi que le caractère démesuré des gains, par rapport aux revenus des joueurs, sont une source infinie de rêverie.

Les stratégies publicitaires en la matière sont en soi un champ de recherches. Elles peuvent faire une place à une fausse logique, entretenir une illusion sur les possibilités de gain. Le slogan « cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance », peut suggérer un faux syllogisme inconscient « cent pour cent des joueurs sont des gagnants ». Mais le plus souvent, les publicités s’adressent ouvertement à l’irrationnel chez l’individu, encourageant une vision magique, « régressive », bref ludique, de la chance. En 1996 par exemple, une affiche de la Française des jeux montre un trèfle dont la quatrième feuille est constituée par une coccinelle. L’appel ironique à la superstition, l’invocation de la déesse Fortune, est doublée d’une attribution magique aux capacités du joueur potentiel : « avec une chance pareille, rien ne devrait vous résister – N’oubliez pas de jouer d’ici le vendredi 13… »Les visions magiques et irrationnelles ne sont donc pas l’apanage des joueurs pathologiques : elles sont l’un des éléments du plaisir lié au jeu.

La plupart des joueurs ne croient donc pas très sérieusement aux possibilités de gain, mais conçoivent le jeu comme un amusement. Le budget du jeu s’intègre alors dans le budget familial parmi d’autres formes de loisir, vacances, cinéma, restaurant, etc.

Le jeu pathologique – Définitions

Pour qualifier quelqu’un de joueur, il faut qu’il s’adonne à cette activité avec une certaine fréquence, voire qu’il en ait fait une habitude. Selon le sociologue J.P.G. Martignoni-Hutin, le joueur serait, non celui qui joue, mais celui qui rejoue : cette définition peut être considérée comme le minimum requis…Avec Igor Kusyszyn, (professeur de psychologie à Toronto), il est possible de distinguer plusieurs grandes catégories de joueurs :

Les « joueurs sociaux » : ce sont des personnes qui jouent soit occasionnellement, soit régulièrement, mais dans la vie desquelles le jeu garde une place limitée, celle d’un loisir.

Les joueurs professionnels

Les joueurs pathologiques, « addicts », seraient donc une catégorie à part. A la dépendance, s’ajoute dans leur cas la démesure, le fait que le jeu est devenu centre de l’existence, au détriment d’autres investissements affectifs et sociaux.

Il existe de fait, dans ce genre de classification, un déséquilibre, une mise en exergue du jeu pathologique, du simple fait qu’il se retrouve sur le même plan que le jeu « social », toléré ou encouragé, et qui ne pose pas de problèmes aux usagers. Des sociologues ou des anthropologues regrettent que l’étude d’un phénomène quantitativement marginal puisse servir de grille principale d’analyse, ou de base pour des décisions politiques, en s’appliquant de fait alors à un ensemble beaucoup plus vaste : les joueurs dans leur ensemble pourraient être pénalisés, ou stigmatisés, par des analyses basées sur le jeu pathologique.

Descriptions du jeu pathologique

Caractéristiques

Le psychanalyste Edmund Bergler propose, en 1957, dans son ouvrage « the Psychology of Gambling » une description systématique du « gambler », du joueur pathologique, qu’il oppose au « joueur du dimanche » (« not everyone who gambles is a gambler », écrit-il).

Selon lui, il existe six caractéristiques du joueur pathologique :

1/ Il doit jouer régulièrement : il s’agit là d’un facteur quantitatif, mais dont l’importance ne peut être négligée : comme pour l’alcoolisme, la question est ici de savoir à partir de quand le sujet joue « trop ».

2/ Le jeu prévaut sur tous les autres intérêts

3/ Il existe chez le joueur un optimisme qui n’est pas entamé par les expériences répétées d’échec.

4/ Le joueur ne s’arrête jamais tant qu’il gagne.

5/ Malgré les précautions qu’il s’est initialement promis de prendre, il finit par prendre trop de risques.

6/ Il existe chez lui un vécu subjectif de « thrill » (une sensation de frisson, d’excitation, de tension à la fois douloureuse et plaisante), durant les phases de jeu.

Le jeu pathologique selon le D.S.M.

Comme nous l’avons déjà signalé, l’apparition « officielle » du jeu pathologique comme entité individualisée dans la littérature à visée médicale et scientifique, remonte seulement à 1980, avec son introduction dans le D.S.M.III. Selon le D.S.M.IV (1994), le jeu pathologique est défini comme :

« Pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes :

1/ Préoccupation par le jeu (p. ex. préoccupation par la remémoration d’expériences de jeu passées ou par la prévision de tentatives prochaines, ou par les moyens de se procurer de l’argent pour jouer).

2/ Besoin de jouer avec des sommes d’argent croissantes pour atteindre l’état d’excitation désiré.

3/ Efforts répétés mais infructueux pour contrôler, réduire ou arrêter la pratique du jeu.

4/ Agitation ou irritabilité lors des tentatives de réduction ou d’arrêt de la pratique du jeu.

5/ Joue pour échapper aux difficultés ou pour soulager une humeur dysphorique (p. ex. des sentiments d’impuissance, de culpabilité, d’anxiété, de dépression)

6/ Après avoir perdu de l’argent au jeu, retourne souvent jouer un autre jour pour recouvrer ses pertes (pour se « refaire »)

7/ Ment à sa famille, à son thérapeute ou à d’autres pour dissimuler l’ampleur réelle de ses habitudes de jeu

8/ Commet des actes illégaux, tels que falsifications, fraudes, vols ou détournement d’argent pour financer la pratique du jeu

9/ Met en danger ou perd une relation affective importante, un emploi ou des possibilités d’étude ou de carrière à cause du jeu

10/ Compte sur les autres pour obtenir de l’argent et se sortir de situations financières désespérées dues au jeu

Ces critères reprennent en grande part ceux qui ont été proposés pour la définition de la « dépendance aux substances psychoactives ».

Ils font du jeu pathologique un ensemble équivalent aux toxicomanies dans une vision aujourd’hui traditionnelle où elles sont abordées comme entité morbide. D’autres grilles ou questionnaires ont été élaborées dans un esprit proche, celui de servir de base diagnostique, ainsi que d’outil d’évaluation statistique, ou d’appréhension de l’évolution d’un cas.

Ainsi du South Oaks Gambling Screen, de Lesieur et Blume (1987). Cette grille comporte des questions essentiellement centrées sur le jeu et l’argent, et est considérée comme un outil statistique fiable par la plupart des auteurs.

Nous verrons que l’association Gamblers Anonymous, Joueurs Anonymes, propose aussi un questionnaire, à visée essentielle d’auto-évaluation, destinée à aider le futur membre à prendre conscience de ses difficultés.

Il existe une adéquation et une parenté entre les critères diagnostiques du D.S.M, et les questions du South Oaks Gambling Screen (S.O.G.S) : ce dernier apparaît donc un outil adapté, dans la mesure où l’on accepte les définitions du premier.

Relations de comorbidité

La trajectoire du joueur

Est aussi souvent mise en avant comme élément descriptif : avec Custer, et après Dupouy et Chatagnon, (1929) il est généralement admis que le joueur pathologique passe par une série de phases stéréotypées :

  •  Phase de gain (winning phase) : c’est l’engagement dans le monde du jeu, avec peut-être la croyance que les gains vont pouvoir résoudre toutes les difficultés existentielles préexistantes. Mais il est aussi possible de faire l’hypothèse que le gain, la rencontre avec la chance, a sinon le rôle traumatique d’une « rencontre avec le réel », du moins celui d’une déstabilisation, d’une perte des repères antérieurs…
  •  Phase de perte (loosing phase) : le joueur va rejouer pour tenter de « se refaire ». Avec Dupouy et Chatagnon, on pourrait souligner ici l’apparition d’une dimension de besoin : besoin d’abord d’argent, reporté sur l’idée de gagner à nouveau, besoin ensuite simplement de rejouer…
  •  Phase de désespoir (desperation phase). Longtemps, c’est dans le jeu que le sujet cherche la solution de difficultés qui s’accumulent.

L’ensemble de ces phases s’étend sur plusieurs années, de 10 à 15 ans, favorisant l’assimilation métaphorique du jeu pathologique à une maladie physique progressive…

Pour Custer, il n’y aurait alors que quatre types d’issues à cette situation : le suicide, la délinquance et l’incarcération, la fuite, ou l’appel à l’aide.

Ici encore, le parallèle s’impose avec les toxicomanies. Dans celles-ci, il est en effet classique d’admettre que la prise de drogues est d’abord vécue subjectivement de façon très positive : c’est la découverte du plaisir, du « flash », de la « planète », puis la classique lune de miel. La dépendance même peut, à certaines périodes et chez certains sujets, jouer le rôle d’une forme d’adaptation, voire d’automédication. C’est plus tard, après que la prise de drogues ne semble plus correspondre qu’à la satisfaction d’un besoin, et que tous les autres investissements se sont évanouis, que le sujet tentera de changer, de façons diverses. Selon la formule des Alcooliques Anonymes, il faut toucher le fond pour réellement vouloir changer, et s’en sortir.

Cette description par phases serait l’une des bases d’une description de type médical du jeu, qui peut apparaître comme une maladie progressive, aux étapes prévisibles.

Rosecrance (1986) résume, pour la critiquer, cette vue du « joueur compulsif » :

Elle serait caractérisée par les éléments suivants :

1/ Il y a un phénomène unique qui peut être nommé « jeu compulsif ».

2/ Les compulsifs sont qualitativement différents des autres joueurs.(…)

3/ Les compulsifs manifestent progressivement une « perte de contrôle » qui les rend incapables d’arrêter de jouer.

4/ Le jeu compulsif est un état progressif qui suit un développement inexorable à travers une série de phases distinctes :

 a/ Le succès initial, accentué par un « gros score », conduit à l’attente irréaliste que des gains encore plus grands seront obtenus par une augmentation du jeu.

 b/ Avec l’augmentation du jeu, le succès diminue…

 c/ Le besoin de continuer à jouer (…) devient une compulsion dévorante.

 d/ La conception de l’argent se change en moyen plutôt qu’en fin.

 e/ Le joueur souffre de troubles psychologiques- des sentiments de culpabilité inconscients le mènent à une situation où il est incapable de s’arrêter quand il gagne.

 f/ Le stade suivant est celui de la quête (chase) (…)

 g/ Des tentatives fréquentes d’abstinence…

 h/ Le joueur touche le fond…

5/ Le jeu compulsif est une condition permanente et irréversible. Le seul « traitement » est l’abstinence totale et irréversible.

Épidémiologie, profils sociologiques Les études en population générale tendent à démontrer que le jeu pathologique est relativement répandu : le D.S.M IIIR en estime la prévalence entre 2% et 3% de la population adulte., et note que le trouble est plus fréquent chez l’homme que chez la femme.

Aux États-Unis (Lesieur), comme au Canada (Ladouceur), des études tendent à démontrer que cette prévalence est de l’ordre de 1 à 2%, plus si l’on inclut dans la recherche les « joueurs à problème ». Ces chiffres sont l’objet de débats, et d’autres auteurs tendent à montrer qu’ils seraient plus près de 0,5%… Mais l’important est de noter que pour tous, cette prévalence du jeu pathologique est nettement plus importante dans les pays ou les États dans lesquels le jeu est légalisé, et le jeu « normal » répandu. Le Nevada reste une région où le jeu pathologique est très répandu, alors que l’Iowa, dans lequel le jeu est réprimé, compte moins de joueurs pathologiques que les autres états nord-américains. En Europe, l’Espagne serait le pays où le problème est le plus important, du fait de la très grande diffusion des jeux, notamment des machines à sous…

Environ 500 000 machines à sous sont réparties sur le territoire ibérique, elles sont insérées dans presque tous les lieux publics et on estime que 8% des Espagnols s’y adonnent, d’autant que les tragaperras, avec leurs multiples boutons et combinaisons, leur voix de synthèse, donnent au joueur l’illusion du contrôle. Le juego est devenu quasiment la première industrie du pays et l’Espagne occuperait le troisième rang mondial en matière de dépenses liées aux jeux de hasard (l’équivalent de 120 milliards de Francs).

Les études indiquent aussi qu’il s’agit d’une problématique surtout masculine, jeune (surreprésentation des étudiants), et qui touche particulièrement les couches socialement défavorisées ou minoritaires de la population.

Il semble d’ailleurs que jeunes, pauvres, et femmes, soient sous-représentés dans la population admise en traitement, donc dans certaines études.

Le fait que le jeu pathologique soit avant tout masculin, comme d’ailleurs les toxicomanies aux drogues illicites, et, de façon moins nette aujourd’hui, l’alcoolisme, n’est pas sans poser un certain nombre de questions.

Les différences entre hommes et femmes concernent tant de niveaux, que les causes de cette différenciation ne peuvent être évidentes a priori.

Mais ce serait une démarche précipitée que de chercher les raisons de cette prédominance masculine dans le champ de la physiologie, ou de la psychologie. (Selon Bergler, il n’y a guère de différences entre les raisons, les déterminismes psychiques, qui conduisent une femme ou un homme à jouer. Plus récemment, R. Tostain dit la même chose, en des termes plus sophistiqués : « Que des femmes, elles aussi, mettent leur phallus sur le tapis ne me paraît pas être un obstacle à cette interprétation. Si une femme est vraiment joueuse, on retrouvera sans doute que pour n’avoir jamais tout à fait renoncé à l’avoir du pénis, la question de l’être du phallus puisse pour elle en ces termes se poser »).

Avant d’entrer dans de telles considérations, ou de les critiquer, il nous apparaît nécessaire de tenir compte du fait que la culture, l’histoire, les modes sociétaux de régulation du jeu, sont encore ici au premier plan, et vont influencer à la fois le contexte des études, et les conceptions des chercheurs.

Les femmes ne jouent pas dans des cercles interdits aux femmes, comme elles ne buvaient pas dans des tavernes réservées aux hommes.

Même si les ségrégations tendent, dans les cultures actuellement dominantes, à devenir obsolètes, un surcroît de stigmatisation peut continuer à s’attacher au jeu, lorsqu’il s’agit de jeu au féminin.

L’imagerie traditionnelle, depuis le Moyen-Age et l’âge classique, traite des femmes et du jeu de façon en quelque sorte latérale :

 D’une part, comme objet de consommation, la prostituée ou la courtisane participe de l’imagerie des cercles et maisons de jeu comme lieux de débauche et de perdition, zone de plaisirs troubles, autres, interdits, le sexe, l’alcool, les drogues…

 D’autre part, comme victime, c’est l’image (et souvent encore la réalité), de l’épouse et de la mère, mise à mal, menacée de destruction, par la passion pour le jeu du mari et du père. Les premières répercussions qui viennent attester le caractère démesuré, anormal, « pathologique », du jeu, sont d’ordre domestique.

C’est encore la femme du joueur, plus que la joueuse, qui est souvent étudiée, et le parallèle avec l’alcoolisme s’impose ici encore.

Les descriptions montrent alors que longtemps il existe une « cécité », une absence de prise de conscience des difficultés du conjoint, d’autant que celui-ci les masque. Puis de longues tentatives de soutien, de remise en question, mais dans un contexte de tolérance, voire l’acceptation d’un rôle de victime rédemptrice qui est souvent l’objet des réflexions des observateurs.

Le jeu pathologique en France

Une étude menée en France auprès des personnes consultant le service téléphonique S.O.S. Joueurs (A. Achour-Gaillard, 1993) donne un aperçu de la population française des joueurs dépendants.

Ce travail met en évidence une très forte surreprésentation des hommes (plus de 90% des sujets), un âge de 25 à 44 ans, la tranche la plus représentée étant les 40 – 44 ans.

Une majorité de ces joueurs sont mariés, et ont des enfants.

La plupart ne jouent qu’à un seul jeu, les femmes surtout aux machines à sous.

Une majorité de ces joueurs sont surendettés, et l’altération des relations conjugales est une conséquence fréquente.

Près de 20% des joueurs ont commis des délits.

L’auteur remarque à la fois que cette étude n’est qu’exploratoire, mais qu’elle semble en accord avec les résultats des recherches nord-américaines : les différences de culture, quant au jeu, comme les différences de conception, quant à l’abord de ce problème, n’empêchent donc pas une convergence, dans l’appréciation globale du phénomène ou le profil des joueurs pathologiques.

Comorbidité psychiatrique

Dépression et états maniaques ou hypomaniaques

Les dépenses inconsidérées, parmi lesquelles pourrait se trouver une frénésie de jeu, sont l’un des premiers symptômes classiquement décrits en psychiatrie dans les débuts d’un épisode maniaque ou hypomaniaque, qu’il entre ou non dans le cadre d’un trouble bipolaire (psychose maniaco-dépressive).

Les études épidémiologiques ou cliniques tendent à montrer une importante relation, entre la dépression et le jeu pathologique

Personnalités antisociales

La délinquance est un élément fréquemment retrouvé dans les cas de jeu pathologique. Le D.S.M. insiste sur cette dimension, après avoir (dans sa troisième version), exclu les « troubles de la personnalité antisociale », du cadre du jeu pathologique. Selon le D.S.M. IIIR, « Les problèmes liés au jeu sont souvent associés à la personnalité antisociale, et, dans le jeu pathologique, le comportement antisocial est fréquent. Lorsque les deux troubles sont présents, les deux diagnostics doivent être faits. »

Usage de drogues et d’alcool

Selon une étude de Lesieur et Blume (1993), qui ont passé en revue l’essentiel de la littérature technique en la matière, les recoupements (« overlaps ») entre jeu pathologique et abus de substances psychoactives sont très larges. Parmi les personnes en traitement pour dépendance à l’alcool ou aux drogues, de 9 à 14% sont aussi des joueurs pathologiques. Ces pourcentages sont à multiplier par deux si l’on inclut la catégorie des « joueurs à problèmes ».

Dans l’autre sens, si l’on étudie des cohortes de joueurs pathologiques en traitement, de 47 à 52% d’entre eux se révèlent aussi présenter une dépendance ou un abus d’usage d’alcool ou de drogues.

Nous verrons qu’il existe des éléments communs entre d’une part l’alcoolisme ou la toxicomanie, d’autre part le jeu pathologique. Aussi que certaines personnes peuvent passer de l’une à l’autre de ces « pathologies ».

Troubles des conduites alimentaires

Des parallèles théoriques peuvent aussi exister entre jeu pathologique et troubles des conduites alimentaires, anorexie, boulimie, dans la mesure où ces troubles sont avant tout décrits en termes de comportements auto-infligés, et comportent les caractéristiques d’impulsivité, ou de compulsivité, qui sont évoqués dans le cas du jeu pathologique.

Les études sur le sujet sont rares, mais il semble (Lesieur et coll.) que chez les femmes qui s’adonnent au jeu de façon excessive, les boulimiques soient nettement sur représentées.

Modèles explicatifs

Théories psychanalytiques

Freud et Dostoïevski

Le texte psychanalytique le plus célèbre sur le jeu n’est pas le premier en date : il date de 1928, alors que par exemple Von Hattinberg avait traité du jeu dès 1914. Il présente un paradoxe de plus : ce n’est pas un texte sur le jeu, ni une monographie sur un patient joueur, mais sur une personnalité célèbre, que Freud connaissait par ses oeuvres, et par des études biographiques.

C’est la personne de Dostoïevski, non seulement sa passion du jeu, que Freud tente de cerner.

Ce bref essai a été depuis sa parution abondamment commenté et critiqué, sous des angles divers.

Ce petit texte – et le fait qu’il continue à être abondamment cité le prouve – contient sans doute, et jusque dans ses réticences, une part essentielle des réflexions psychanalytiques sur le jeu, dans lequel « on ne peut voir (…) autre chose qu’un accès indiscutable de passion pathologique »

Freud élimine d’entrée l’idée que l’appât du gain soit la cause du jeu. Dostoïevski est d’ailleurs très explicite sur ce point : il n’y a d’autre but que « le jeu pour le jeu ».

Et cette passion, selon Freud, a la fonction psychique d’une conduite d’autopunition. Ainsi s’éclaire la séquence cyclique et répétitive, chez Dostoïevski, d’accès frénétique et ruineux de jeu, puis de phase de remords et auto flagellation, enfin de renouveau de la créativité littéraire : « Quand le sentiment de culpabilité de Dostoïevski était satisfait par les punitions qu’il s’était infligées à lui-même, alors son inhibition au travail était levée et il s’autorisait à faire quelques pas sur la voie du succès ».

Le but de l’analyse est donc de chercher en quoi ce besoin inconscient de se punir est fondé, quelles sont les sources profondes du sentiment de culpabilité. La « digression » freudienne sur la nouvelle de S. Zweig vise à établir le lien entre ce sentiment de culpabilité, ou plutôt le besoin de punition, et une origine pubertaire, dans le rapprochement des fantasmes oedipiens et la masturbation : « Le fantasme tient en ceci : la mère pourrait elle même initier le jeune homme à la vie sexuelle pour le préserver des dangers redoutés de l’onanisme. Notons que le parallèle soulevé par Freud entre le jeu et la masturbation peut s’appliquer à tout l’ensemble des »pathologies des conduites« , regroupées dans le cadre des »troubles des impulsions«  : trichotillomanie, pyromanie, kleptomanie… Comme le jeu, ces accès passionnels, à la fois irrésistibles et »égosyntones« peuvent être vus comme une dérivation, une substitution, de la première »grande habitude » problématique (du moins en 1928…), la masturbation.

Mais la conduite d’autopunition et le sentiment conscient ou inconscient de culpabilité de Dostoïevski proviennent aussi de l’autre versant de la structure oedipienne : l’ambivalence envers le père, qui inclut l’agressivité meurtrière.

Le parricide, qui hante l’oeuvre de l’écrivain, serait la clé de voûte de sa conduite masochiste.

Schématiquement, la menace de castration s’articule autour de deux positions différentes du moi : d’une part, la menace directe de punition liée à la haine envers le père, le désir de le supprimer, de le remplacer. D’autre part, effet de la bisexualité universelle, une position passive de soumission, fantasme de tenir le rôle d’objet sexuel du père, qui raviverait l’angoisse de castration.

La perte au jeu devient cette punition par l’entité paternelle : « Toute punition est bien dans son fond la castration et, comme telle, satisfaction de la vieille attitude passive envers le père. Le destin lui-même n’est en définitive qu’une projection ultérieure du père. »

J.B. Pontalis remarque que si Freud, d’une certaine manière, résiste à la « pathologie » de Dostoïevski, c’est que chez ce dernier elle met en acte ce meurtre du père qui, fantasmé, symbolisé, est l’un des pivots de la pensée freudienne. La biographie d’Henri Troyat montre en effet que le voeu de mort du père était chez Dostoïevski tout à fait conscient, et non refoulé, et que la mort violente de ce père fut saluée par le fils comme une libération…

Reste que ce texte propose, comme mécanisme profond de la conduite du joueur pathologique, une problématique qui est celle de l’intégration de la Loi, dans la mesure où le meurtre du père, et les mécanismes de son refoulement ou de son dépassement, sont à la fois à la base, pour l’individu, de la constitution des instances morales, et pour l’humanité (selon la vision du père originel de la horde primitive de « Totem et Tabou ), une condition de l’intégration de l’individu comme membre de la communauté humaine, de la civilisation.

Le joueur selon E. Bergler

« The psychology of gambling », ouvrage du médecin psychanalyste américain Edmund Bergler fit longtemps autorité en matière de ce qui aujourd’hui est jeu compulsif, pathologique, ou addictif.

Expression d’une « névrose de base » correspondant, comme l’alcoolisme, à une régression orale, le jeu serait la mise en acte d’une séquence toujours identique, représentant une tentative illusoire d’éliminer purement et simplement les désagréments liés au principe de réalité, au profit du seul principe de plaisir.

Cette opération nécessite un retour à la fiction de la toute-puissance infantile, et la rébellion contre la loi parentale se traduit directement, chez le joueur, par une rébellion latente contre la logique.

L’agression inconsciente (contre les parents, représentant la loi, et la réalité), est suivie d’un besoin d’autopunition, impliquant chez le joueur la nécessité psychique de la perte.

Une séquence de jeu correspondrait donc au scénario fantasmatique suivant :

  •  Premièrement, je suis tout-puissant, je commande le destin, et je me moque des règles, qui ne sont qu’hypocrisie.
  •  Deuxièmement, je suis puni, mais je ne m’en soucie pas intérieurement, bien que consciemment je sois une victime innocente.
  •  Enfin, je suis supérieur aux géants qui me punissent : c’est en effet moi qui les fait me punir…

Ce schéma permettrait d’éclaircir à la fois les conduites du joueur type, le « joueur classique » de Bergler, et certains traits particuliers de certains joueurs :

Le « mystérieux frisson », excitation et tension à la fois agréable et désagréable, l’ineffable du jeu, serait simplement lié au plaisir de la reviviscence de la toute-puissance infantile, mêlé à l’angoisse de l’attente de la punition.

Autres travaux

 Il convient de signaler l’importance d’un auteur, longtemps considéré comme majeur, qui s’inscrit dans une optique d’utilisation clinique, thérapeutique, de la psychanalyse, et dont la proximité de démarche avec Bergler tient sans doute à une trajectoire relativement comparable.

Otto Fenichel est aussi un psychanalyste européen, qui contribua au développement de cette discipline aux États-Unis.

Dans son travail impressionnant, « la psychanalyse des névroses », publié en 1945, il tente de faire le tour de l’ensemble des formes de pathologie mentale, et de montrer en quoi la psychanalyse peut en éclairer la compréhension. Il fait une place au jeu, et cite Bergler à ce propos (parmi les 1646 références bibliographiques de l’ouvrage…).

Du jeu, « combat contre le destin », il conclut que « Sous la pression des tensions internes, le caractère badin peut se perdre ; le Moi ne peut plus contrôler ce qu’il a mis en train, et est submergé par un cercle vicieux d’anxiété et de besoin violent de réassurance, angoissant par son intensité. Le passe-temps primitif est maintenant une question de vie ou de mort. »

Fenichel fait par ailleurs la distinction entre des névroses « compulsives », où le sujet est obsédé par l’idée, comme imposée de l’extérieur, de commettre un acte, et contre laquelle il lutte, et des « névroses impulsives », où l’acte est commis de façon syntone au moi : la base de la classification des « troubles des impulsions » du D.S.M. trouve ici son origine, et Fenichel classe d’ailleurs dans les névroses impulsives, outre le jeu, la pyromanie et les fugues impulsives. Proche des impulsions, se trouve pour lui la catégorie des « caractères dominés par leurs instincts », au premier rang desquels, les toxicomanes (et alcooliques). Il décrit aussi dans la même catégorie des « addictions sans toxique », toxicomanes sans drogue, boulimie et autres troubles des conduites alimentaires.

La psychanalyse, particulièrement nord-américaine, est donc pour beaucoup dans une perception du jeu comme pathologie, et bien des descriptions actuelles sont influencées par ces conceptions.

Bergler, comme Fenichel, se situent dans le cadre d’approches cliniques à visée pragmatique, non éloignées d’une vision médicale.

Jacques Lacan, dans son séminaire sur la lettre volée, pose de façon plus « philosophique » et lapidaire la question du joueur :

« Qu’es-tu, figure du dé que je retourne dans ta rencontre (tuch) avec ma fortune ? Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin … »

Les signifiants, la réponse du dé, est bien de l’ordre de l’ultime, de ce qui dépasse le simple désir humain : « Marquer les six côtés d’un dé, faire rouler le dé ; de ce dé qui roule surgit le désir. Je ne dis pas désir humain, car, en fin de compte, l’homme qui joue avec le dé est captif du désir ainsi mis en jeu. Il ne sait pas l’origine de son désir, roulant avec le symbole écrit sur les six faces. » (Séminaire, livre 2).

Dans un article de 1967, (revue L’Inconscient), « Le joueur, essai psychanalytique », R. Tostain reprend la question du sens de la conduite du joueur.

Le hasard, pour le joueur, serait « cet Autre supposé savoir auquel il peut se fier, se confier, tout comme le faisaient les Anciens quand ils lisaient dans le ciel l’heure de la bataille à livrer. »

Reformulant les analyses freudiennes, la problématique de la castration devient clairement, dans son exposé, celle du rapport du sujet à la Loi, qui n’est pas simplement écrasement par la culpabilité, et simple besoin de punition :

« En ce sens, il ne me paraît pas que le joueur désire inconsciemment perdre pour satisfaire à un bien hypothétique sentiment de culpabilité qui n’a nulle place dans la dynamique du désir.

Ce qu’il veut, c’est se soumettre à la Loi. Cette Loi qui exige qu’il renonce à son avoir pour pouvoir donner. Il agit comme s’il savait qu’il n’y a de don que de ce qu’on a pas parce qu’on a renoncé à l’avoir. »

Il y a donc dans le cas du joueur une problématique très particulière, qui serait à situer dans une forme de négation et de reconnaissance de la nécessité de la castration, de l’accès la Loi.

L’origine de cette singulière attitude envers la Loi symbolique, « l’ordre symbolique, légal, celui du signifiant phallique » ( vouloir, comme si l’on savait, y accéder…), est à chercher dans quelque dysfonctionnement de la fonction paternelle, et Tostain revient à Dostoïevski, pour tenter d’éclairer « ce qui, au niveau du nom du père, manque que son fils tente de combler en jouant. ». Et la clé en serait non, comme pour Freud, dans le caractère inconscient du voeu de parricide, mais au contraire dans le fait qu’il n’ait pas pu le refouler…

Modèles comportementalistes et cognitifs

Le comportementalisme opérant ou skinnérien

Le conditionnement opérant est sans doute le mode d’explication le plus simple et le plus évident d’une dépendance au jeu, si celle-ci est conçue comme un comportement, ou un ensemble de comportements.

Rappelons que les travaux de Skinner sont dérivés des études sur l’apprentissage animal, initialement dans la suite de la « loi de l’effet » de Thorndike.

Il s’agit donc surtout au départ de l’étude de comportements simples et individuels.

Le schéma de base en est très simple, en « feed back » : un comportement produit une conséquence, et cette conséquence pourra renforcer ou non ce comportement.

Le renforcement se traduit par une augmentation de l’émission du même comportement, en fréquence ou en intensité.

L’opérant, le comportement étudié, peut donc être l’objet d’un renforcement positif, ou d’un renforcement négatif, si la conséquence entraîne une diminution de la fréquence du comportement. Il peut aussi « s’éteindre », en l’absence de renforçateur positif.

Les contingences de renforcement représentent le lien entre le comportement et sa conséquence.

La contiguïté est le rapprochement temporel de ces deux données, condition nécessaire aux renforcements tant positif que négatif. (Chez le pigeon, le renforçateur doit suivre de six secondes l’émission du comportement pour être efficace…).

A priori, de façon générale, un renforçateur immédiat a plus de chances d’être efficace qu’un renforçateur différé.

Les renforçateurs primaires sont ceux qui sont liés aux fonctions vitales, physiologiques, comme la nourriture.

L’expérimentation animale montre qu’il existe aussi des renforçateurs secondaires, acquis : si par exemple un singe apprend à obtenir en poussant un levier, un jeton qui lui-même permet d’obtenir de la nourriture, le jeton est un renforçateur secondaire.

Un renforçateur secondaire, s’il permet l’accès à divers renforçateurs primaires, présente l’avantage d’éviter la saturation, l’inefficacité qui résulte de l’emploi du même renforçateur primaire. (Le pigeon peut cesser d’avoir faim…).

La généralisation du comportement est le fait qu’il continue à être émis, en l’absence du renforçateur initial.

Le « principe de Premack » énonce que tout comportement émis régulièrement à une fréquence élevée peut être lui-même utilisé comme renforçateur.

Les programmes de renforcement définissent le mode de distribution des renforçateurs par rapport à l’émission d’un comportement. Sont distingués des programmes à proportion, où le renforçateur suit un certain nombre d’émissions du comportement (si ce nombre est fixe, il s’agit d’un programme à proportion fixe), et des programmes à intervalle, où le renforçateur est donné à certains intervalles prédéterminés, fixes ou variables.

De façon générale, la rapidité du renforcement d’un comportement sera grande dans des programmes à renforcement quasi-systématiques. Mais des programmes à proportion et intervalles aléatoires engendreront une constance, une généralisation du comportement…

Ce rappel succinct permet de voir comment, si le jeu est assimilé à un comportement, il est tentant de voir dans l’argent du gain un renforçateur secondaire.

Les « machines à produire du hasard », machines à sous, cartes à gratter, etc., auront alors valeur de programmes de renforcement aléatoires.

C’est ainsi qu’elles sont traitées par les concepteurs, qui visent par définition à renforcer le comportement-cible « mettre de l’argent dans la machine »…

B.F. Skinner, pape du béhaviorisme, ne pouvait manquer d’insister sur ce rapprochement d’une conduite humaine avec les mécanismes du dressage animal.

En 1953, dans « science and human behavior » (Appleton Century Crofts, N.Y), il affirme :

« L’efficacité de tels programmes à produire des taux de réponses élevés est connue depuis longtemps des propriétaires des établissements de jeu. Machines à sous, roulette, dés, courses de chevaux, etc. rapportent selon un programme de renforcement à rapport variable (variable ratio-reinforcement).(…) Le joueur pathologique est l’exemple même du résultat. Comme le pigeon avec ses cinq réponses par seconde pendant plusieurs heures, il est la victime d’une contingence de renforcement imprévisible. Le gain ou la perte au long terme est presque sans importance (irrelevant) au regard de l’efficacité de ce programme. »

Le comportementalisme répondant ou pavlovien

Le conditionnement répondant constitue le champ des classiques « réflexes conditionnés ». Le principe en est bien connu, et se déroule en trois phases :

  •  d’abord, un stimulus inconditionnel entraîne une réponse inconditionnelle. (La présentation de nourriture fait saliver le chien).
  •  Ensuite, un stimulus conditionnel s’ajoute au stimulus inconditionnel, et la même réponse inconditionnelle se produit (le son de la clochette s’ajoute à la présentation de nourriture)
  •  Enfin, le stimulus conditionnel produit la réponse, conditionnelle.

Des mécanismes de ce type sont évoqués en matière de toxicomanies pour expliquer certains aspects de la dépendance, et notamment l’importance du contexte, du cadre, des « rituels » associés à la prise de drogue ou à la conduite addictive. Des « retours de manque », ou des impulsions à reprendre de la drogue sont ainsi souvent notés chez des héroïnomanes sevrés, lorsqu’ils se retrouvent dans leurs anciens lieux de « défonce », ou simplement qu’ils entendent une musique, qui est associée au souvenir de la drogue.

Souvent de façon implicite, les programmes de traitement d’inspiration comportementaliste font une grande part à ce versant de conditionnement répondant : notamment lorsqu’ils insistent sur la nécessité, pour un sujet, d’éviter les lieux, les ambiances, les rituels, qui sont rattachés au jeu lui-même.

Ces deux aspects du comportementalisme peuvent-ils expliquer la conduite d’un joueur excessif ? Il convient de distinguer en effet le mécanisme d’apprentissage ou d’acquisition d’un comportement, de la complexité de l’engagement d’un être humain dans une conduite.

La question pourrait être reformulée : même si l’on admet que les mécanismes de conditionnement sont à la base des comportements, faut-il en déduire que le seul hasard des contingences de renforcement va transformer un individu en toxicomane ou joueur pathologique ?

Selon par exemple G. Bateson, qui parle en termes de niveaux d’apprentissage, il y aurait là une erreur manifeste : l’apprentissage par conditionnement, celui des comportements, est d’un autre niveau logique que l’apprentissage de conduites complexes, qui impliquent un « apprentissage des apprentissages » du niveau précédent…

Au service des recherches biologiques, neurophysiologiques ou pharmacologiques, le comportementalisme et le dressage animal permettent d’explorer les deux axes principaux des mécanismes de la dépendance :

 D’une part, la tolérance, le fait que la prise répétée d’une substance entraîne au bout d’un certain temps la nécessité d’augmenter les doses pour obtenir un effet similaire.

La notion de processus opposants (« opponent process » de Solomon) met en valeur l’importance potentielle de ce mécanisme, même en ce qui concerne des addictions sans drogues : schématiquement, tout se passe comme si l’organisme sécrétait peu à peu un processus inverse à celui qu’induit la substance, ou la conduite addictive. La diminution des effets, la nécessité d’augmenter les doses de substance, ou la fréquence de la conduite, serait la résultante de ces processus contradictoires (un effet agréable, après un certain temps, entraîne la production par l’organisme d’un processus désagréable. La somme des deux est perçue par l’individu comme la simple diminution de l’effet agréable…).

Les syndromes de sevrage peuvent alors être expliqués par la persistance pendant un certain temps, du processus opposant (généralement désagréable), après l’arrêt du processus initial (généralement agréable).

 D’autre part, la sensibilisation : c’est le fait qu’un individu, qui a été « accroché », dépendant à une substance, va garder dans son organisme une trace de cette dépendance. Même après un long temps de sevrage et d’abstinence, il sera plus sensible qu’un autre aux effets du « produit ». Il en redeviendra aussi plus vite à nouveau dépendant.

Le rapprochement entre ces considérations et le vécu addictif apparaît très éclairant. On peut mieux entrevoir comment ces mécanismes peuvent être en cause dans des processus d’escalade, comme celui décrit dans les « phases » du jeu pathologique.

Mais il faut se garder des généralisations hâtives, et ne pas oublier que les « modèles animaux » ne sont transposables à l’homme que de façon très métaphorique, et tendent à se complexifier.

Ceci notamment par la place de plus en plus grande qu’accordent les chercheurs au contexte, à l’environnement, à l’éthologie…

Des approches cognitives

Tendent de prendre acte de cette différence des niveaux d’apprentissage, et de la complexité des conduites humaines, en s’intéressant aux croyances, aux attentes, et aux représentations des sujets concernés.

Cet angle de regard, en matière de toxicomanies ou d’addictions au sens large a été particulièrement développé aux États-Unis par G. A. Marlatt, et en matière de jeu pathologique, au Québec par R. Ladouceur.

La première motivation des joueurs, dont l’activité remonte généralement à l’adolescence, est de gagner de l’argent. Cet aspect de la conduite est renforcé dans les cas de gains initiaux, phase de gain ou « big win ».

Mais surtout, Ladouceur insiste sur le rapport particulier que le joueur entretient avec le hasard, et spécialement sur la conviction ou la croyance en sa propre capacité à influencer le cours du jeu.

Plusieurs analyses de situations réelles, ou des protocoles expérimentaux, permettent de vérifier cette hypothèse :

 Entre des jeux où les possibilités, les probabilités objectives de gain sont les mêmes, et totalement indépendantes de l’activité du joueur, celui-ci aura d’autant plus tendance à s’attribuer le résultat, qu’il aura exercé une part active dans le déroulement de la séquence de jeu. Autrement dit, au niveau d’une conviction intérieure, ce n’est jamais la même chose de regarder quelqu’un d’autre lancer le dé, ou de le lancer soi-même.

« …plus le joueur participait au jeu, plus il misait d’argent et plus il effectuait des paris risqués (…) Ce résultat se confirma autant chez les joueurs réguliers que chez les joueurs occasionnels ».

 Les joueurs pathologiques entretiennent plus que d’autres une conception « inadéquate », non conforme aux logiques mathématiques, qui leur fait nier ou sous-estimer la part du hasard dans le déroulement du jeu.

Mais même chez ceux qui acceptent le fait que le jeu auquel ils s’adonnent est de pur hasard, les conceptions s’avèrent erronées en terme de calcul des probabilités. Avec G.A. Marlatt, il est possible de dire que ces personnes attendent du jeu plus que ce qui serait raisonnable, comme les « addicts » de leur drogue.

Nous retrouvons donc ici, au niveau des représentations et des attentes des individus, les différents aspects évoqués dans la pratique du jeu en général, quant à la reconnaissance/négation du hasard. Le recours aux systèmes et martingales est parfois aussi peu rationnel que le recours aux fétiches, pattes de lapins ou trèfles à quatre feuilles…

 La facilité avec laquelle un sujet va tendre à s’attribuer faussement un pouvoir sur des événements aléatoires pourrait être liée à un profil psychologique souvent relevé chez les joueurs pathologiques :

Ce joueur est le plus souvent un homme, qui aime la compagnie, les groupes, qui se conduit en meneur, en décideur, se montre hyperactif et extraverti, d’une intelligence et d’un sens pratique supérieurs à la moyenne. L’expérience lui a donc appris qu’il savait gagner, prendre des risques, et l’important pour lui est de gagner. Son milieu d’origine aurait particulièrement valorisé l’argent et le pouvoir…

 Les étapes d’une « carrière » de joueur ne font souvent, par l’analyse que tente d’en faire lui-même le sujet, que renforcer les croyances erronées initiales. (Les raisons d’un échec ne seront que rationalisations, puis motifs d’essayer de gagner à nouveau).

Marlatt montre que nombre de « rechutes » sont souvent préparées par les sujets, à leur propre insu. Des décisions apparemment sans aucun rapport, mais en fait des prétextes, vont les conduire à s’exposer à nouveau au jeu. Par exemple (de ces « apparently irrelevant decisions »), pour un Américain joueur, le fait de retourner à Las Vegas, juste pour voir le paysage…

La question de la recherche de sensations

La recherche active de sensations fortes est à l’évidence l’une des motivations, le plus souvent tout à fait consciente, des joueurs.

Avec le Pr. J. Ades, il est permis de considérer que « La recherche de sensations peut ainsi occuper une place centrale dans un modèle bio-psycho-comportemental de l’addiction. Elle permet, notamment, d’expliciter les relations entre dépendances aux substances psycho-actives (alcool, drogues, tabac…) et dépendance à des comportements sans usage de drogue, dont la parenté peut reposer sur la présence d’un tel facteur psycho-biologique favorisant. »

La notion de recherche de sensation a été développée aux États-Unis par Marvin Zuckerman, qui a développé sous forme de questionnaire une échelle de recherche de sensations (Sensation Seeking Scale).

Progressivement, cet auteur en est venu à considérer la recherche de sensations comme un trait de personnalité, qui pourrait avoir des bases physiologiques, voire génétiques.

Certains sujets, plus que d’autres, auraient besoin d’éprouver des sensations fortes, ou plutôt présenteraient une recherche de stimulations élevées, ces sujets étant moins sensibles que d’autres, moins aptes à ressentir des éprouvés liés à des stimulations banales…

Cette vision presque « physiologique », permet le rapprochement de la recherche de sensation humaine avec les conduites d’exploration et de nouveauté chez les animaux, qui font l’objet d’études neurophysiologiques.

Parmi les éléments explorés par l’échelle de recherche de sensations, on retrouve :

  •  Un facteur de recherche de danger et d’aventure
  •  Un facteur de recherche d’expériences.
  •  Un facteur de désinhibition.
  •  Un facteur de susceptibilité à l’ennui.

globalement, cette échelle permet de distinguer des forts chercheurs de sensations (H.S : High sensation seekers) de faibles chercheurs de sensations (L.S : Low sensation seekers).

Si les toxicomanes ou alcooliques sont très régulièrement cotés comme « H.S », il devrait en être de même des joueurs pathologiques.

Or, la littérature en la matière est quelque peu contradictoire, et il serait prématuré de la considérer comme suffisante. Selon les études la corrélation entre jeu pathologique et recherche de sensations, explorée par l’échelle de Zuckerman, se révèle soit positive, soit négative…

Si une différence se confirmait quant aux résultats au S.S.S entre le jeu pathologique et d’autres formes d’addictions, l’instrument lui-même devrait être interrogé : faudrait-il par exemple imaginer une différence importante de problématique entre prise de risque, et recherche de sensations ?

Études psychobiologiques

Les recherches actuelles se font dans le domaine où les scientifiques ont fait le plus de progrès, le champ de la neuropharmacologie, des neurotransmetteurs.

Mais l’exemple de la dépression, comme celui de la psychopathie (ou du caractère antisocial), montrent la difficulté à isoler des facteurs spécifiques du jeu pathologique : cliniquement, nous avons vu qu’il est souvent difficile de savoir si la dépression a précédé le jeu, qui a alors valeur de tentative d’automédication, ou si elle en est une simple conséquence. Et les mêmes questions vont se poser en ce qui concerne les conduites de délinquance, l’usage associé de drogues, de tabac, d’alcool, etc…

Les résultats de recherches biologiques visant à isoler des « causes » physiologiques du jeu pathologique sont donc à aborder avec beaucoup de prudence.

Hickey, Haertzen et Henningfield ont étudié en 1986 chez 19 volontaires ayant des antécédents de jeu compulsif les sensations procurées par la simulation du gain au jeu, et ont montré qu’elle générait une euphorie comparable à celle de drogues fortement toxicomanogènes ; effets euphorisants tout particulièrement comparables à ceux des drogues psychostimulantes. Ce qui, soulignent les auteurs, est en accord avec les observations se rapportant au jeu en tant qu’équivalent comportemental de l’usage de psychoanaleptiques.

Selon certains auteurs, un dysfonctionnement du système nor-adénergique central serait à envisager comme préexistant.

Les chercheurs aimeraient, en effet, pour l’ensemble des addictions, trouver des perturbations communes qui seraient origine, et non conséquence, de ces conduites.

Les perturbations des mécanismes des endorphines sont aussi évoqués, mais, là aussi, les résultats ne sont guère concordants. Il semble de plus que l’hétérogénéité du groupe « joueurs pathologiques », soit une cause de discordance des résultats (Blasczynski)…

Addictions et hypothèse ordalique

La notion de conduites ordaliques ( M. Valleur, A.J. Charles-Nicolas), pourrait être un élément central d’éclairage des aspects actifs, paradoxaux, des addictions.

Notre interrogation sur le versant ordalique des toxicomanies s’inscrit dans la suite de la démarche de C. Olievenstein, qui, depuis le début des années 70, tente d’élaborer une clinique des toxicomanies, en s’interrogeant, de façon plus descriptive et phénoménologique, que psychanalytique, sur la relation du toxicomane au plaisir, au temps, à la mort…

La notion de conduites ordaliques, introduite dès 1981 , s’inscrit dans ce cadre de réflexion, et correspond à une idée simple : la prise de risques peut, à certains moments et chez certains sujets, être activement recherchée, à travers un vécu d’épreuve, voire de mort et de résurrection.

A l’origine, l’introduction de cette notion avait essentiellement pour but de nuancer une vision des toxicomanies comme conduites autodestructrices. Celles-ci sont encore souvent interprétées au plan individuel comme un équivalent suicidaire , et nombre d’auteurs, implicitement, en font un équivalent de suicide mélancolique, recourant à une métaphore maniaco-dépressive de la toxicomanie, sans doute inaugurée par S. Rado, et poursuivie dans une optique kleinienne par H. Rosenfeld.

Dans cette optique, la toxicomanie est donc l’équivalent d’un suicide, et au plan collectif elle peut correspondre à une attitude sacrificielle d’une partie de la jeunesse.

Pour nuancer cette vision suicidaire sacrificielle des toxicomanies, nous avons donc été amenés à mettre en avant la fonction positive de la prise de risque, phénoménologiquement distincte d’un comportement autodestructeur…

Rappelons que l’ordalie est le terme qui désigne le jugement de Dieu, mode de preuve universel dans le droit antique. Dans les formes les plus anciennes et les plus pures d’ordalies, le sujet soupçonné de sorcellerie ou de crime est exposé à une épreuve par éléments naturels (poison, fer rouge, eau, etc.), et la mort est à la fois verdict et application de la peine.

La conduite ordalique désigne le fait pour un sujet, de s’engager de façon plus ou moins répétitive dans des épreuves comportant un risque mortel : épreuve dont l’issue ne doit pas être évidemment prévisible, et qui se distingue tant du suicide pur et simple, que du simulacre.

Le fantasme ordalique, sous-tendant ces conduites, serait le fait de s’en remettre à l’Autre, au hasard, au destin, à la chance, pour le maîtriser ou en être l’élu, et, par sa survie, prouver tout son droit à la vie, sinon son caractère exceptionnel, peut-être son immortalité…

La conduite ordalique est donc en quelque sorte toujours à deux faces : d’un côté, abandon ou soumission au verdict du destin, de l’autre croyance en la chance, et tentative de maîtrise, de reprise du contrôle sur sa vie.

Tentative, pour un sujet dépendant, ayant « perdu le contrôle de sa vie »(selon la formulation A/A-N/A), de reprendre en main son destin, elles constitueraient l’envers de la dépendance. Le jeu avec la mort serait donc bien démarche magique, irrationnelle, de passage et de renaissance, et non autodestruction de sujets désespérés.

La dimension transgressive est ici centrale, si l’on admet que la transgression est aussi recherche de sens, de légitimation de la Loi. Nous nous situons donc bien à l’interface entre l’individuel et le collectif, entre le sujet et le contexte socioculturel.

Nous proposons donc l’hypothèse que les différentes formes de dépendances, les diverses « addictions », se distribueraient suivant un continuum, des dépendances les plus acceptées ou les plus passives, aux plus « ordaliques » : A une extrémité le tabagisme, voire les troubles des conduites alimentaires, à l’autre les formes actuelles de toxicomanies, avec leur versant de marginalité parfois recherchée, de révolte souvent manifeste, de transgression toujours présente.

Dans cette classification des addictions, le jeu « pathologique » devrait occuper un position centrale :

Socialement « légalisé », toléré sous diverses formes, voire encouragé par l’État, le jeu ne devrait pas entraîner la moindre marginalisation, ou stigmatisation de ses adeptes. Or, voie courte, quasi-mystique ou magique vers la fortune, il garde en soi, dans les représentations du public comme des joueurs eux-mêmes, l’aura de réprobation morale qui vise la facilité, le refus de l’effort, de la voie longue…

Subjectivement, comme A. Ivanovitch, le héros de Dostoïevski, c’est bien sa vie que le joueur mise, même s’il le fait par le moyen indirect de l’argent. Et la question de savoir si l’on joue pour gagner, ou pour perdre de façon masochiste, ne peut s’aborder que dans l’optique d’une épreuve ordalique, sans cesse re­commencée. La sensation extrême, le « thrill », tient en fait à cette situation de jugement, où le sujet attend le verdict du destin, du hasard, de la chance…

C’est, comme dans la prise de risque mortelle, la personnification du hasard, l’affrontement direct au Dieu de l’ordalie, qui crée la possibilité de la rencontre, de la fortune (tuch), sinon du traumatisme et de la répétition.