Dr. Mario Blaise, psychiatre, chef de service du centre médical Marmottan
Dr. Marc Valleur, psychiatre, centre médical Marmottan
Depuis quelques mois, sans pour autant qu’il n’y ait de politique encore clairement définie concernant les addictions, plusieurs signaux inquiétants émanent du gouvernement : tentative de promouvoir les bienfaits du vin par rapport aux autres alcools, projet de privatisation de la Française des jeux, contraventionnalisation pour les fumeurs de joints… Ces mesures semblent plus motivées par des considérations économiques que de santé.
Avec raison, plusieurs confrères addictologues ont réagi aux propos du Président de la République, qui a déclaré « il y a fléau quand la jeunesse se saoule à vitesse accélérée avec des alcools forts ou de la bière, mais ce n’est pas avec le vin ».
En soutien à la ministre de la Santé, les addictologues rappellent que « vu du foie, le vin c’est bien de l’alcool », et que 50 000 morts par an – au moins – sont attribués à l’alcool en France.
Le « binge drinking » des jeunes gens, pour spectaculaire et inquiétant qu’il puisse être, n’est pas le principal « fléau » lié à la consommation d’alcool, et les risques hépatiques, cérébraux, cardiovasculaires ne frappent évidemment pas que des jeunes.
Rappelons donc à leur suite que l’on sait bien que vin, bière et alcools forts contiennent le même unique principe actif, l’éthanol, et que ce fait est connu depuis la découverte de cette molécule par Lavoisier. Seule change sa concentration, d’ailleurs en moyenne deux fois moins forte dans la bière que dans le vin.
Mais tout cela est su et connu depuis bien longtemps : au XIXe siècle, après les travaux de médecins comme Magnan ou Legrain, « l’assommoir » de Zola aurait dû rendre impossible cette défense du vin. Mais à l’époque déjà, les intérêts des viticulteurs étaient en France trop importants, et les discussions sur le « fléau », après une diabolisation de l’absinthe, finirent par aboutir en 1916 à une loi d’interdiction… de l’opium.
Pourquoi donc aujourd’hui encore nier l’évidence au point d’oublier un siècle de travaux sur l’alcool et l’alcoolisme ?
Pour les producteurs, il s’agit d’éviter que leur produit soit assimilé à une « drogue », à un fléau comme l’évoque le Président de la République, et d’essayer de faire du vin un emblème culturel national, un produit de plaisir associé à la fête et à la convivialité. Or, toute approche clinique sérieuse des addictions dans leur ensemble, démontre que, s’il est des substances ou des conduites plus addictives que d’autres, aucune ne peut être sans risque.
Comme pour le vin, il a été difficile de faire admettre que le jeu d’argent puisse être à l’origine d’une addiction souvent dramatique : le jeu devrait être associé à la légèreté, aux loisirs, au rêve, et non à la maladie, à la dépression, à la ruine et au suicide. Nous avons mis des années pour que le jeu excessif soit enfin considéré comme un problème sanitaire, et, comme pour le vin, il nous faut le rappeler sans cesse. Le projet de privatisation de la Française des jeux et les déclarations lénifiantes de sa directrice marquent un retour en arrière, au temps où l’addiction au jeu n’était pas censée exister.
« Il ne faut pas emmerder les Français », dit l’actuel Président de la République, reprenant la formule de Pompidou. Pas besoin de trop de règlements, ni de trop de régulations et laissons faire les uns et les autres, et notamment les marchands. La régulation est un cauchemar pour les marchands, qui rêvent d’un marché totalement libre, qui se régulerait tout seul, selon ses fameuses lois, promues au rang des lois divines ou des lois de la physique. C’est bien cette idéologie du marché qui transforme chaque citoyen – chaque cible pour les marchands – en clients sommés à la fois de consommer le plus possible, sans entraves et sans tabous, et de savoir se contrôler et trouver seul ses limites. Or nous savons combien, pour parvenir à la modération avec des produits possiblement addictogènes, nous avons besoin d’un environnement favorable qui ne considère pas que ces produits soient des « marchandises comme les autres ». L’alcool, le tabac, les médicaments et autres substances psychoactives, mais aussi le jeu d’argent et le sexe ne sont pas des « marchandises comme les autres ». Tout comme il existe, fort heureusement, des régulations pour diverses marchandises à risques, de l’énergie aux pesticides, en passant par les armes.
Il faut le redire, la plupart des objets d’addiction sont des « pharmaka (le pluriel de pharmakon) à la fois remède, poison, et bouc émissaire », possiblement source de plaisir, voire médicaments bénéfiques, et « en même temps », de possibles poisons mortels.
Le vin est indéniablement une drogue très dangereuse, que notre culture permet à une majorité de citoyens d’utiliser de façon modérée ou festive.
Le jeu d’argent et de hasard est un passe-temps innocent pour une large majorité, mais il devient une véritable drogue pour ceux qui tombent dans une pratique addictive.
Après le jeu d’argent, l’OMS s’apprête à classer comme maladie l’addiction aux jeux en réseau sur Internet. Pourtant le jeu vidéo, loisir principal de notre civilisation, présente quantité d’avantages et de qualités… Sauf pour les quelques-uns qui en font un usage addictif.
Les temps ont changé depuis Pompidou, les intervenants en addictologie, en général plus habitués à dénoncer les excès de répression en matière de drogues illicites, se retrouvent à défendre des positions qui pourraient paraître liberticides. Le propos n’est pas de demander plus de prohibition ou de mesures sécuritaires, mais de ne pas, sous prétexte de liberté, continuer à déréguler certaines mesures comme la Loi Evin qui en matière d’addiction avait permis de belles avancées. Ne pas progressivement glisser d’un modèle contrôlé à un modèle libéral qui laisse les aspects sanitaires et sociaux au second plan, où une fois de plus la prévention et l’intervention précoce passeraient à la trappe.
Pour y voir clair, il faut cesser de croire à la réalité de la « ligne Maginot » qui sépare, avec une certaine mauvaise foi, les « drogues » d’un côté et de l’autre des marchandises qui ne seraient pas des « drogues » (c’est l’effet pervers de la diabolisation des substances illicites, d’innocenter a priori les autres produits). C’est autant la nature du produit que la régulation de son offre et de son usage qui permettent de définir sa dangerosité.
Pour chaque produit à risque, il faudrait une régulation adaptée et des informations suffisamment justes et précises pour réduire les risques liés à leur usage et, bien sûr, ne pas laisser aux marchands la responsabilité de cette régulation et de l’information. La crise actuelle des opiacés aux États-Unis est un « bon » exemple de dérégulation par le marché et le système de soins, à l’origine d’une véritable épidémie de morts par overdose difficile à enrayer. Une légalisation contrôlée du cannabis, par exemple, pourrait facilement faire consensus dans le monde des addictologues, mais à condition de ne pas être sauvage et ultralibérale. En revanche, des projets comme la privatisation, même partielle, de la Française des Jeux ou le détricotage de la loi Evin, nous font craindre que le vent libéral entraîne des formes de déréglementation mal contrôlée, sans autorités de régulation : cela pourrait transformer le jeu d’argent en drogue presque aussi dangereuse que le vin.