M. Valleur, Centre Marmottan, Paris.
Extrait de la conférence de consensus sur les stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes des opiacés : place des traitements de substitution, juin 2004, Lyon.
“« This odious disease, for by that name it should be called » (B. Rush : An inquiry on the effects of ardent spirits upon the human body and mind, 1785.)
« La guerre que la profession médicale livre à certaines drogues, tout en en prônant d’autres, n’est qu’un des multiples épisodes de la longue histoire de sa participation aux conflits politiques, nationaux et religieux » (T. Szasz, 1973)
« Treatment of addiction is as successful as treatment of other chronic diseases such as Diabetes, Hypertension, and Asthma » (N.I.D.A : Principles of drug addiction treatment, 1999)”
L’aspect technique et médical des questions posées dans le cadre d’une conférence de consensus ne doit pas masquer le fait que le traitement de la dépendance aux opiacés ne peut s’aborder en dehors du contexte plus vaste de la place, dans la société, de l’intervention en toxicomanie, qui participe à la régulation de l’usage des substances psychoactives.
Politique de réduction des risques, prise en compte des impératifs de santé publique : les changements considérables qui sont intervenus depuis une dizaine d’années dans ce champ, notamment du fait de la pandémie de sida, et aujourd’hui de l’hépatite C, font que les pratiques de substitution recouvrent des réalités très diverses et des objectifs différents. Il est, de façon générale, difficile de savoir dans les bénéfices de la substitution quelle part revient à des éléments sociologiques, comme le fait, pour les usagers, de disposer de produits médicamenteux à faible coût et possiblement moins dangereux que des substances illicites. Certaines formes de mésusage, comme les détournements créant un marché clandestin de produits de substitution, peuvent être perçus comme un échec sur le plan thérapeutique, mais avoir certains effets bénéfiques sur un plan collectif, en constituant un moindre mal, par rapport à la situation antérieure…
Les discours médicaux et scientifiques ne peuvent être indépendants de ce contexte plus large, et la définition de bonnes pratiques ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la « philosophie » de l’intervention.
Les sens multiples du mot sevrage
Dans ses conclusions, la conférence de consensus sur le sevrage des sujets dépendants des opiacés notait (Fédération Française de Psychiatrie, A.N.A.E.S, 1998) un glissement sémantique, donc une possibilité de flou et de confusion concernant le terme même de sevrage. Ce mot est en effet désormais à deux sens, renvoyant tantôt de façon classique au « manque », au syndrome de sevrage, à la privation de toute substance apparentée à « la drogue » (ici les opiacés), tantôt au traitement de la toxicomanie, traitement qui inclut – et le plus souvent en première intention – le recours aux opiacés de substitution.
Le sevrage au sens 1 – traditionnel – désigne donc l’absence de toute prise d’opiacés, tandis que le sevrage au sens 2 – actuel – s’accommode du maintien de la dépendance aux opiacés.
Encore faut-il souligner que « dépendance » est aussi un terme polysémique : il s’agit ici de la dépendance « physiologique », dépendance au sens traditionnel de l’O.M.S, d’interaction entre un être vivant et une substance, avec création d’un besoin pour cette substance, mais non une « centration » de l’existence, une addiction pleine au sens « D.S.M » ou « C.I.M » de la dépendance à une substance.
C’est la deuxième acception qui paraît devoir être privilégiée ici, les traitements de substitution, y compris la « maintenance » ou l’entretien au long cours, voire à vie, constituant l’une, et sans doute la principale modalité du « sevrage » des sujets dépendants des opiacés.
Il est en effet admis que cette maintenance au long cours est le mode de prise en charge à privilégier en matière de dépendance à l’héroïne ou à d’autres opiacés, et ce fait est même – puisque la maintenance n’est réellement prônée que pour elle – l’une des principales caractéristiques de cette forme de dépendance. Il n’existe en effet guère de traitements de maintenance dans d’autres pratiques addictives, où le sevrage – au sens 1 ou traditionnel – et l’abstinence, la prévention des rechutes, l’accompagnement au long cours, gardent une place prépondérante.
Les pratiques actuelles des centres de soin ont encore compliqué cette polysémie du « sevrage » :
Il se pratique en effet de plus en plus des « sevrages sélectifs », c’est-à-dire – en hospitalisation ou en ambulatoire – des traitements pour cesser totalement certaines consommations, ( alcool, benzodiazépines, cocaïne, etc…) tout en gardant un traitement de substitution. Ainsi que cela avait été plusieurs fois souligné dans la conférence sur le sevrage, la « polytoxicomanie » est en pratique plus la règle que l’exception, et le sevrage garde une place centrale dans la prise en charge des dépendants aux opiacés… Mais il ne s’agit que rarement, ou partiellement, de sevrage d’opiacés.
Nombre d’actions thérapeutiques visent aussi non le sevrage pur et simple, mais le rééquilibrage de traitements, et constituent parfois des « sevrages partiels », avec par exemple arrêt des injections, mais maintien de la délivrance du produit en cause, ou diminution des doses…
Il convient par ailleurs de noter une autre évolution dans la place du sevrage au sens 1 :
Longtemps, les traitements de substitution ont été considérés comme un pis-aller, une solution de dernier recours, voire un traitement palliatif chez des héroïnomanes anciens, après nombre d’échecs des « désintoxications » et de rechutes après des sevrages qui constituaient le traitement de première intention.
Aujourd’hui, c’est plutôt l’abstinence totale et le sevrage au sens 1 qui sont renvoyés à un futur aussi lointain qu’hypothétique : il est souvent admis que le but du traitement doit être l’abstinence, mais que ce but est en quelque sorte secondaire à la réussite de l’équilibre, au long cours, par un traitement de substitution. Celle-ci est donc considérée comme un traitement de première intention, même si le sevrage et l’abstinence doivent toujours être proposés ou accompagnés, si les patients le veulent, ou s’il s’agit de jeunes, dont la dépendance n’est pas réellement installée.
L’existence de « primo toxicomanies » aux produits de substitution montre le risque d’une interprétation par trop mécanique de la notion de « traitement de première intention »…
Mais il faut par ailleurs souligner que l’abord médical – celui des « guidelines » de prescription de la substitution – n’est pas la seule référence des différents intervenants en toxicomanie ou en addictions : des approches non médicalisées, comme celles des groupes d’entraide de type Alcooliques anonymes – Narcotiques anonymes, ou d’institutions se référant aux traitements de conversion en douze étapes (le « modèle Minnesota » du centre Hazelden en Amérique du Nord, ou du centre Apte en France) gardent l’abstinence totale comme but et moyen du traitement. L’attrait exercé par ces groupes ou ces communautés montre la persistance d’une forte demande pour les « drug-free treatments », le sevrage et l’abstinence.
Ceci doit, au quotidien, inciter les cliniciens à prendre au sérieux les demandes de sevrage ou d’arrêt de la substitution.
Arrêter la substitution ?
La littérature scientifique tend actuellement à refuser tout bien fondé à ces demandes, et à ne les interpréter que comme illusions dangereuses ou résultats d’une pression « idéologique » de l’entourage (Déglon, 2003). La volonté de promouvoir la méthadone comme médicament, et à la différencier des « drogues » peut conduire à des ruptures entre les soignants et des soignés qui voudraient diminuer ou cesser la prise de ce médicament. Un clivage radical pourrait s’instaurer entre des prises en charge « officielles » de type médical privilégiant la maintenance, et des prises en charge « alternatives » par les groupes d’entraide ou des communautés renvoyées à la clandestinité.
Une attitude plus souple devrait s’imposer, gardant une place à la possibilité de sevrage au sens 1… Mais elle implique une réflexion sur le statut de la dépendance par rapport à d’autres maladies, sur la mutidimensionnalité des problèmes soulevés, comme sur la place de la chimie dans le traitement, entre traitements d’équilibre et traitements d’expérience.
Les opinions divergent sur les réponses à donner aux demandes de sevrage, comme il n’y a guère de consensus sur la durée optimale des traitements de substitution. La littérature penche plutôt en faveur de traitements à vie, les risques de rechute étant très importants même à distance de la période de toxicomanie active. Certains auteurs sont à ce sujet si catégoriques qu’ils interprètent toute demande de fin de traitement comme un symptôme dépressif méritant systématiquement … une augmentation de traitement (Déglon, 2000).
La conviction de beaucoup tient semble-t-il à l’idéologie nouvelle qui promeut activement une vision biomédicale des dépendances : si celles-ci sont des maladies chroniques, liées à des perturbations définitives des circuits dopaminergiques, il faut considérer le traitement substitutif comme une suppléance à vie sur le modèle du diabète ou d’une insuffisance hormonale.
Cette vision de la toxicomanie comme un trouble irréversible est en fait discutable :
– Toutes les dépendances sont des problématiques longues, dans lesquelles les rechutes sont fréquentes, et où les résultats devraient être évalués au très long cours. Les comparaisons entre les modes de prise en charge doivent tenir compte de la « maturation spontanée » (maturing out), c’est-à-dire du fait qu’une « carrière » de dépendant, même en dehors de toute prise en charge n’est pas éternelle (voir p.ex L. Nadeau, 2001). Les modes de sortie de la toxicomanie sont variés, et ne passent pas toujours par la voie du traitement médicalisé (voir Castel et coll, 1998 ). Ce qui est vrai de l’alcoolisme, du jeu pathologique, de la cocaïnomanie, est aussi valable pour la dépendance aux opiacés.
– Après un temps long de « maintenance » et d’équilibre, certains patients diminuent les doses et souhaitent mettre fin au traitement : cet objectif n’est, au très long cours, pas irréaliste ( p. ex. Reisinger, 2000, Hiltunen et coll, 2002).
Si les arguments convergent pour que les traitements puissent être utilisés au très long cours, voire à vie, en déduire, comme le font de très nombreux auteurs, que la dépendance correspond à une altération irréversible de circuits cérébraux, et que l’équilibre médicamenteux doit traiter tous les problèmes présentés par les toxicomanes paraît un court-circuit logique quelque peu hâtif.
Abord biomédical et abord psychosocial : la complexité de la clinique
Les « guerres de la substitution » qui ont eu lieu en France doivent être relues comme un épisode de la confrontation entre des conceptions qui s’opposent, en matière de toxicomanie, d’alcoolisme, de dépendances, depuis fort longtemps :
D’un côté, les tenants d’une vision médicale et biologique de la dépendance vont décrire celle-ci comme le résultat de l’interaction entre une substance et une personne, voire entre une molécule et une synapse. La toxicomanie, les dépendances, l’addiction, sont présentées comme une « maladie du cerveau », c’est-à-dire une perturbation durable ou définitive des circuits cérébraux. Conformément aux idées défendues depuis les années 60 par Dole et Nyswander (1965) le traitement consiste à rééquilibrer un système perturbé dans son équilibre cybernétique (p.ex. Koob et Le Moal, 1997) en fournissant, de façon continue et définitive, les éléments manquants. Il existe actuellement une pression forte et militante pour faire entrer les dépendances dans le champ de la médecine somatique, aux côtés du diabète, et en parallèle, une disqualification des discours non strictement médicaux, sociologiques ou psychologiques.
Les progrès scientifiques en neurobiologie sont mis en avant, alors même que les implications cliniques n’en sont pas toujours évidentes. Une « scientifisation » des discours pourrait en venir à remplacer une réflexion clinique, et ne fait parfois que maintenir un bizarre dualisme, comme si le cerveau des neurobiologistes et la psychologie n’étaient pas simplement deux abords d’une même problématique. Par exemple, une phrase comme « les stimuli associés aux aliments, à l’eau et à la reproduction activent tous des voies cérébrales spécifiques et renforcent les comportements qui conduisent à la réalisation des objectifs correspondants. Les substances psychoactives activent artificiellement ces mêmes voies, mais de manière extrêmement forte, conduisant à un renforcement de la motivation à poursuivre ce comportement » (O.M.S, 2004) contient, indéniablement, une proposition vraie. Mais on peut se demander si elle apporte beaucoup de nouveauté par rapport à une vision classique, qui ferait dire « les drogues procurent un plaisir artificiel, plus fort qu’un orgasme sexuel »…
Il y a donc une volonté active dans la littérature scientifique de faire entrer les dépendances dans un champ médical : ce mouvement est en marche depuis 1785 et le premier travail de B. Rush sur les spiritueux, avec l’idée que devenir malade est déjà un grand progrès par rapport aux visions morales et religieuses des abus et des dépendances.
Cette inscription de la toxicomanie dans le champ de la médecine a été historiquement renforcée par la pandémie de sida, les approches de santé publique, le besoin de recourir aux médecins généralistes comme intervenants de première ligne.
Dans cette optique, la psychopathologie peut certes garder une place, mais en tant que « psychologie du pathologique » (Minkowski, 1999 ) : il s’agit d’aborder les sujets comme porteurs d’une maladie, qui ne saurait être réduite à un symptôme, et constitue un processus morbide à part entière. Cette « psychologie du pathologique » est elle-même multiple, et les modalités d’interventions ne sont pas les mêmes pour la maladie d’Alzheimer, le diabète, ou la schizophrénie. Le postulat incantatoire « la toxicomanie est une maladie, et la méthadone est son traitement » devrait souvent être plus détaillé…
– D’un autre côté, la fin des années soixante avait vu l’émergence de conceptions nouvelles en matière de toxicomanies, qu étaient venues nuancer, voire invalider, les « modèles de maladie » de type médical et scientifique, jugés par trop réducteurs.
Nombre d’éléments scientifiques, culturels ou historiques étaient en effet venus battre en brèche les visions médicales des dépendances, qui prévalaient depuis plus d’un siècle, et qui étaient basés sur l’interaction entre la substance et l’organisme.
De façon très rapide, on peut citer parmi les éléments de cette « crise paradigmatique » (Nadeau, 1988), les études (Marlatt 1985), sur les effets placebo de l’alcool, le paradoxe des soldats du Vietnam (qui ont en grand nombre « guéri » spontanément de leur héroïnomanie avec pour traitement la fin de la guerre et le retour au pays), l’émergence de nouvelles formes de toxicomanies chez les jeunes… Bref, tous les éléments qui obligèrent les cliniciens comme les chercheurs de toutes disciplines à faire une place, dans la genèse et le maintien des troubles, à l’environnement, au contexte, au « moment socio-culturel. Au plan théorique, cette remise en cause des approches biomédicales permit de redécouvrir des approches sociologiques et anthropologiques.
Au plan institutionnel, elle conduisit à l’émergence de nouvelles réponses et de nouveaux intervenants, pour la plupart situés en dehors des grandes institutions et du champ de la médecine.
Cliniquement, les nouveaux intervenants ont alors développé – en opposition au modèle biomédical – des théorisations « psychosociales » dans lesquelles usage de drogues et dépendances sont à comprendre comme un symptôme plus que comme un processus morbide, ramenant en quelque sorte la psychopathologie à une « pathologie du psychologique ».
Ils furent confortés dans leurs conceptions par les nombreux récits de patients aux enfances plus que mouvementées qui entérinèrent à la fois une vision de la toxicomanie comme automédication et une « hypothèse psychotraumatique » des troubles, ou le fameux « miroir brisé » (Olievenstein, 1982).
Ainsi s’explique « l’hégémonie du paradigme psychanalytique » dont parle le sociologue H. Bergeron (1999) ainsi que la méfiance envers les médicaments, vécus comme susceptibles de camoufler les problèmes plus que de les traiter, comme envers les thérapies trop directives qui pourraient n’être qu’un moyen de normaliser des comportements, sans aborder la question de fond des causes de la souffrance des patients.
Les excès ou les « intégrismes » de certains ont souvent conduit à une radicalisation des discours, voire à des affrontements entre des idéologies opposées, indépendamment d’ailleurs de la réalité, toujours très complexe, des pratiques.
Évidemment, les abords théoriques des dépendances doivent tenir compte de la part de vérité contenue dans toutes ces conceptions, et la toxicomanie devrait être conçue comme une entité à deux faces, à la fois symptôme et processus. La thérapie devrait pouvoir, au cas par cas et selon les moments de la trajectoire du sujet, répondre aux besoins de traitement de la « maladie » de la dépendance, et resituer le « symptôme » dans l’histoire individuelle du sujet, en lien avec sa structure psychologique. Cette double face du traitement pose de façon particulièrement aiguë la question de l’intégration de la pharmacothérapie (y compris, mais non seulement des traitements de substitution) et de la psychothérapie, avec ce qu’elle implique de transfert et de contre transfert, bref de référence à la psychanalyse, et en quoi elle sera toujours difficile à objectiver et à évaluer (voir Derrida, 2003).
Le caractère multidimensionnel des toxicomanies ou des dépendances rend illusoire l’idée d’une modalité de traitement unique, adaptée à tous les cas, à tous les moments de leur trajectoire : souvent la dépendance physiologique est au premier plan, et il serait abusif d’engager dans des approches psychologiques ou psychiatriques des sujets qui ne le souhaitent pas ou qui n’en ont pas besoin. Mais pour d’autres, il est évident que la dépendance s’inscrit dans une constellation de difficultés majeures, tant psychologiques que sociales, et réduire le traitement à sa part pharmacologique fait alors courir le risque d’une escalade inappropriée.
Traitements d’équilibre, traitements d’expérience
Ces débats qui ont agité le champ des toxicomanies autour de la question des traitements de substitution doivent aujourd’hui nous aider à mieux penser la place de la pharmacothérapie dans le domaine de la souffrance psychique, et particulièrement les liens entre psychothérapie et chimiothérapie (Valleur, Matysiak, 2002). De manière générale, les abords théoriques des addictions tendent à rendre caduques les guerres entre chapelles opposées : psychanalyse contre biologie, ou contre comportementalisme, pour mettre l’accent sur l’intégration des différentes dimensions, notamment biologie et psychologie.
La promotion des traitements de substitution pour les toxicomanes, dans les années 90, a eu deux grandes séries de justifications : d’une part, leur impact, notamment dans la lutte contre le sida, comme instruments supposés de la réduction des risques. D’autre part, la diminution, pour les usagers, de l’impact très négatif des politiques prohibitionniste, réalisant en quelque sorte une forme médicalement encadrée de légalisation.
Ces deux séries de fonctions ne sont guère d’ordre strictement thérapeutique, mais constituent plutôt des réponses sociales, à travers la facilité d’accès à des substances autrement prohibées. Il est toujours difficile, dans les évaluations des apports des pratiques de réduction des risques et de la substitution, de faire la part de ces facteurs purement sociologiques : « Les traitements de substitution s’intègrent à une conduite, à un mode de vie, à une consommation d’une gamme de substances qui permettent aux usagers une gestion moins chaotique et moins dangereuse, mais pas sans risque, de leurs usages de drogues et de la recherche de sensations, de relations, d’expériences » (Lert, 2002).
Les justifications proprement médicales, telles que présentées dans les manuels internationaux, sont d’un autre ordre : initialement par exemple, c’est un modèle métabolique de maladie qui sous-tendait les expérimentations de Vincent Dole et Mary Nyswander dans les années 60 aux Etats-Unis sur la méthadone auprès des héroïnomanes.
Leur idée était à la fois de prévenir des symptômes de sevrage, et d’obtenir un « blocage » des effets de l’héroïne. La buprénorphine (Subutex) est dans cette optique l’un des meilleurs médicaments de substitution : agoniste partiel des opiacés, elle « bloque » les effets des autres opiacés, et procure moins d’euphorie…
Toujours dans cette optique, les traitements de substitution sont évidemment des « traitements d’entretien » ou « de maintenance », destinés à équilibrer des mécanismes cérébraux : Il s’agit en quelque sorte de garder la dépendance, mais non l’addiction au sens plein du terme, et cette stratégie, dans nombre de situations, est fondée : il existe des dépendances aproblématiques, et c’est une visée thérapeutique légitime que de transformer en simple dépendance, sans difficultés psychologiques ou sociales, une addiction au sens plein…
Mais tant que les patients sont, eux, dans une recherche d’éprouvés, de sensations, d’expérience, il risque d’y avoir des malentendus quant à ce qui est attendu des médicaments : d’un côté l’équilibre et l’absence d’effet, de l’autre la quête de « défonce », d’éprouvés violents…
Même au niveau d’une approche de type psychopathologique, nous sommes ici dans un contexte de « traitements d’équilibre », qui prévaut dans l’ensemble du champ des troubles psychiques ou des maladies mentales.
Les neuroleptiques, pour les psychoses, ou les antidépresseurs, sont en effet considérés comme des traitements qui doivent être pris très régulièrement, pour de très longues périodes, sinon pour la vie entière.
Ces « traitements d’équilibre » justifient le recours récurrent dans la littérature à la métaphore de l’insuline et du diabète : ils correspondent à une maladie qui est perçue comme dysfonctionnement permanent d’une fonction physiologique, la dépendance au traitement n’étant que la suppléance de la dépendance normale, physiologique, à la substance naturellement produite par l’organisme.
A ces traitements d’équilibre, il serait possible d’opposer des « traitements d’expérience », qui ont d’autres visées, et qui correspondent à une conception différente des troubles en cause.
Les hospitalisations pour sevrage, les séjours en centres de post-cures, qu’il s’agisse d’alcoolisme, de toxicomanie, de troubles des conduites alimentaires, constituent essentiellement des expériences de vie différente, notamment fondées sur le changement du cadre, du contexte de vie : la base physiologique de ces traitements peut se trouver dans les expériences animales, qui ont démontré le caractère déterminant du contexte dans le maintien ou la fin de la dépendance (on peut rendre un rat dépendant de l’héroïne ou de la cocaïne, au point qu’il se laisse mourir de faim, simplement parce qu’il préfère la drogue. Mais le changement de cage peut mettre fin à cette dépendance : v. p . ex. Simon, 1997).
La visée de ces traitements n’est plus l’instauration d’un équilibre au long cours, mais le vécu d’une expérience, dont le thérapeute espère qu’elle puisse, de façon durable, marquer la mémoire du sujet, modifiant ainsi sa relation à l’objet de l’addiction.
Nous voyons ainsi qu’en matière de dépendance aux drogues, il est erroné, sur le plan logique, d’opposer, comme le font trop d’auteurs, des stratégies thérapeutiques fondées sur le sevrage et l’abstinence, à d’autres stratégies, fondées, elles, sur la substitution et la « maintenance ».
En effet, constituant un état, un équilibre au long cours, la substitution est du même registre logique que l’abstinence, telle que la vivent les membres Alcooliques anonymes, c’est-à-dire un traitement à maintenir toute la vie, sous peine de rechute et de mort.
Le sevrage, en tant que simple expérience, qui peut simplement permettre au sujet de « rechuter », de retrouver des sensations de « défonce » plus fortes, une fois la tolérance dépassée, est, au contraire, non logiquement du côté de l’abstinence, mais de celui de l’éprouvé, de la sensation, de l’expérience, voire de la « défonce ».
Il est inutile de souligner que les traitements d’équilibre ont la faveur des scientifiques, et celle des laboratoires pharmaceutiques, depuis la grande révolution pharmacologique des années 50.
Il est infiniment plus rentable de promouvoir un traitement régulier, au long cours, si possible pour la vie, qu’une expérience unique, éventuellement renouvelable, mais de façon sporadique.
Au point que si l’on imaginait un traitement efficace, en une seule fois, des dépendances ou plus généralement de maladies, il est peu probable qu’un laboratoire accepterait d’y investir des moyens : l’efficacité thérapeutique, dans cette fiction, s’opposerait trop à l’efficacité commerciale.
L’histoire des traitements en psychiatrie montrerait au cours du XXème siècle un désinvestissement progressif de traitements d’expérience, au profit de traitements d’équilibre.
Longtemps, les traitements furent en effet conçus comme des expériences radicales, voire de véritables épreuves, parfois dangereuses, dont le sujet était censé sortir radicalement transformé.
Depuis le XVIIème siècle s’étaient développés ces traitements « de choc », depuis l’immersion subite dans l’eau froide, aux douches, aux tourniquets, et autres mécanismes destinés à surprendre, à déstabiliser les sujets, pour modifier, par une expérience extrême, leurs relations au monde.
C’est la révolution pharmacologique des années 50, avec pour modèle de traitement les neuroleptiques, puis les antidépresseurs, qui devait imposer une perception de la chimiothérapie psychiatrique comme traitement d’équilibre.
Ces rappels peuvent nous aider à comprendre pourquoi les premières expériences de traitements par hallucinogènes, avec le L.S.D. à la fin des années 60, ou les propositions plus récentes d’utilisation de l’ibogaïne ou de l’ayahuasca en toxicomanie ne devaient pas entrer dans le courant dominant des dogmes médicaux et pharmaceutiques.
Il convient pourtant de faire aujourd’hui une place nouvelle à la notion de traitements d’expérience, et de développer les réflexions sur un champ de recherches pratiquement abandonné.
Pour une pratique souple de la substitution
Alors que l’efficacité de la substitution tient, en grande partie, à la dépendance qu’elle induit, et à l’absence de modifications importantes de l’état de conscience des sujets, à certains moments, les mêmes sujets vont, précisément, vouloir retrouver des effets psychoactifs que la substitution n’apporte plus.
Une alternative aux traitements de substitution est la délivrance des substances même que recherchent les toxicomanes, et particulièrement l’héroïne, qui a fait l’objet d’expériences de distribution contrôlée, avec des résultats fort intéressants, qui doivent permettre de relativiser la notion de dangerosité des substances.
Elle démontre toutefois qu’à côté de la « maintenance », et parfois de l’aide au maintien de l’abstinence, se trouve la place de l’accompagnement des rechutes (et non simplement de la prévention des rechutes), et que la prescription, pour les toxicomanes, de substances psychoactives majeures, hors d’une optique de traitement d’entretien, pourrait trouver une place.
Plutôt qu’opposer ces approches, il faudrait imaginer qu’elles soient des propositions, des outils correspondant à des étapes différentes de la « carrière » du sujet, le long d’un chemin thérapeutique, plutôt qu’un « programme » rigide.
Il est admis que la rechute fait partie intégrante des traitements de toutes les addictions : alcool, tabac, drogues, jeu et troubles des conduites alimentaires, et qu’en l’acceptant, elle fait alors partie du chemin thérapeutique et peut devenir une étape maturante. Plus qu’une prévention des rechutes, la prescription d’héroïne pourrait constituer un exemple d’organisation et d’accompagnement de la rechute, à la fois dans une optique thérapeutique, et dans un objectif de réduction des risques.
L’expérience d’une prescription d’héroïne n’aboutirait pas forcément à une substitution à l’héroïne, la prescription de psychotropes pourrait être négociée, et discutée, au fur et à mesure de l’accompagnement thérapeutique.
L’intégration des traitements, à l’intérieur du cadre de la relation psychothérapeutique, est en effet l’un des moyens majeurs d’intégrer les dimensions psychologiques et biologiques de la dépendance.
Le traitement est alors négocié entre thérapeute et patient, en fonction de l’expérience qu’il produit, et de son caractère éventuellement positif : cette expérience entre dans le cadre de ce que L. Binswanger aurait appelé, (à une époque où les frontières entre neurologie et psychanalyse étaient d’actualité) « l’expérience intérieure de vie » et non des « mécanismes vitaux ».
Nous sommes ici éloignés du consensus entre psychiatres et laboratoires pharmaceutiques, selon lequel « la chimiothérapie rend le patient accessible à la psychothérapie » : ce consensus correspond aux approches dominantes depuis les années 50-60, c’est-à-dire depuis la grande révolution psychopharmacologique.
Ici, il conviendrait plutôt de dire que la qualité de la relation thérapeutique permet l’expérience de traitements, dont la gestion, en fin de compte, reviendra au sujet concerné.
L’importance de l’ambiance des centres de soin, de la qualité relationnelle entre thérapeute et patient est régulièrement évoquée dans toute la littérature, mais il s’agit d’éléments mal évaluables, donc souvent relégués au rang de pétition de principe. L’alliance thérapeutique est pourtant l’élément essentiel, le cœur d’une prise en charge, qui permet seul de moduler et d’adapter le recours aux différents outils, dont les médicaments.
Une critique est souvent faite, en clinique, aux traitements de conversion de type Alcooliques anonymes : l’idéal d’abstinence y est porté si haut que tous les traitements psychotropes y sont sinon systématiquement bannis, du moins mal vus, et que des patients y sont conduits à vouloir cesser de prendre des médications antidépressives, neuroleptiques, anxiolytiques… L’abstinence révèle certes une psychopathologie sous-jacente, mais le remède peut donc s’avérer pire que le mal.
Une rigidité médicale, qui entraînerait une « crispation » idéologique des soignants envers toute tentative de réduction ou d’arrêt de la substitution pourrait, en miroir, devenir très contre-productive.
L’expérience du Centre Marmottan, lieu emblématique des conceptions psychosociales des années 70, et de la construction d’un « Toxicomane » symbolisant à la fois souffrance de l’exclusion et révolte ou marge revendiquée dans l’accès au plaisir, tend à montrer que la pratique de la substitution peut s’accorder à des visions assez peu médicales de la toxicomanie.
Mais surtout que le traitement pharmacologique peut, de façon souple, au cas par cas, être intégré pleinement à la relation thérapeutique.
En pratique, lorsque l’on dispose des moyens suffisants pour mettre en place un pôle de délivrance quotidienne des médicaments, associé à des propositions de suivi psychothérapique et social, les différences pharmacologiques entre buprénorphine et méthadone apparaissent moins importantes que les autres aspects de la prise en charge. Les comorbidités de tous ordre n’entraînent pas obligatoirement une proposition d’augmentation de la substitution, mais une diversification des réponses (Blaise et coll, 2002 )
Le traitement doit plus être conçu comme un accompagnement au long cours que comme un programme préétabli, ce qui permet une renégociation, au fur et à mesure de l’évolution, entre l’équipe et le patient, tant des objectifs du traitement que de ses modalités. La substitution est tantôt perçue comme « dépannage » ponctuel, tantôt comme sevrage plus ou moins dégressif, tantôt comme maintenance. Aucune de ces utilisations n’est, en soi, bonne ou mauvaise : c’est au très long cours que devra s’évaluer l’ensemble de la prise en charge, au regard de critères très divers, mais parmi lesquels la subjectivité du patient doit garder une place primordiale.
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