Compte-renu de l’atelier « Addictions sans drogue » animé par Aram Kavciyan, Elizabeth Rossé et Irène Codina, qui s’est déroulé aux Journées de l’ANIT, à Nîmes, les 12 et 13 juin 2008.
Au Centre Médical Marmottan nous avons développé depuis le début des années 2000 un accueil spécifique pour les personnes souffrant d’addictions sans drogue. Dans le cadre de cette consultation nous recevons principalement des joueurs d’argent et de hasard et des cyberdépendants : usagers de jeux vidéo et de sites pornographiques. Bien que nous les regroupions sous le même intitulé, ces diverses problématiques concernent des populations distinctes et ayant des caractéristiques propres.
Les joueurs de jeux vidéo (échantillon de 73 personnes) rencontrés à Marmottan :
Ce sont majoritairement des hommes (à 96%) et
des jeunes (70% sont âgés de moins de 25 ans)
83% d’entre eux se déclarent célibataires
73% habitent chez leurs parents (les deux ou l’un des deux).
Il nous semble intéressant de souligner une information en lien avec leur scolarité ; en effet les joueurs (en écho avec leurs parents) repèrent deux moments qu’ils présentent comme des décrochages : le premier a 14 ans en 4ème ou 3ème ; le deuxième au lycée, ce qui les aura amenés à redoubler voire à se trouver en difficulté particulièrement en terminale à l’approche du baccalauréat.
Les joueurs d’argent (échantillon de 109 personnes) :
– Ce sont des hommes à 80 %
– 90 % ont plus de 30 ans et un tiers ont 50 ans et plus
– 50 % vivent en couple ; 24 % au minimum sont séparés
– 58 % au minimum ont des enfants mais sur ces 58 %, la grande majorité ne les ont pas à leur charge
– 35 % au minimum sont dans une situation professionnelle précaire (chômage, intérim, inactivité)
– 37 % au minimum ont fait des études supérieures
– 25 % au minimum n’ont pas de logement indépendant
– Dans 21 % au minimum des cas, c’est la famille qui est à l’origine de la démarche
Les cyberdépendants sexuels (échantillon de 23 personnes : Une cinquantaine accueillis depuis 2006, mais seules 23 fiches statistiques sont exploitables)
– Tous sont des hommes
– 20 sujets sur 23 ont entre 30 et 50 ans, seuls 3 sujets ont moins de 30 ans
– 20 sujets ont comme motif principal de consultation une dépendance aux sites pornographiques sur internet avec masturbation
– 9 disent avoir commencé pendant l’enfance ou l’adolescence (entre 10 et 16 ans)
– 16 sont dépendants depuis au moins 10 ans
– 16 vivent en couple, 8 ont des enfants
Avant de poursuivre, nous souhaitons rendre compte du développement de ces consultations à Marmottan.
Le Dr Marc Valleur, chef de service, s’est toujours intéressé à la situation des joueurs pathologiques et les reçoit depuis plus d’une dizaine d’années en consultation.
Pour ce qui est des joueurs de jeux vidéo, se sont des parents inquiets de voir leurs enfants passer des heures et des nuits sur un ordinateur qui nous ont fait part de cette situation les premiers. Petit à petit, les joueurs sont venus nous rencontrer, souvent sur insistance de leur entourage mais de plus en plus, certains se mobilisent d’eux-mêmes.
Par la suite, des « accrocs » aux sites pornographiques à la recherche d’un lieu de soin prenant en compte la dimension addictive de leur comportement et opérant un croisement avec la question d’internet, se sont présentés à la consultation après parfois quelques essais de prises en charge infructueux.
Ces éléments n’expliquent pas l’accroissement très important de ces consultations. Pour ce faire, il faut prendre en compte le développement récent d’internet et l’émergence de nouvelles pratiques.
En ce qui concerne les jeux d’argent et de hasard, on peut penser que l’augmentation de l’offre de jeux ces dix dernières années, le nombre croissant de jeux où l’on peut gagner suffisamment gros pour voir sa vie transformée, le changement de devise (passage à l’euro), l’accessibilité facilitée à des crédits à la consommation multiples et sans contrôle, ainsi que l’ambiance sociétale (perte du pouvoir d’achat) ont participé à un accroissement des joueurs et donc des comportements problématiques.
Quant aux dépendants sexuels, l’apparition non recherchée sur l’écran de publicités pour des sites pornographiques (« pop-up »), une fois que l’utilisateur a été repéré comme usager habituel et la multiplication des liens vers ce type de sites n’ont fait que faciliter la boulimie d’images.
L’hypothèse la plus probable est que cette forme de souffrance était déjà présente antérieurement, à minima la plupart du temps (comme indiqué précédemment, certains de nos consultants ont déjà eu recours à des psychothérapeutes), mais qu’elle s’est amplifiée via internet et qu’elle trouve dans notre consultation une écoute spécifique.
Afin de relier ces différentes problématiques à celles plus connues dans nos institutions que sont la toxicomanie et l’alcoolisme, il convient de se questionner sur la place du corps.
Ce dernier est au centre de l’expérience avec des substances psychotropes.
Pour ce qui est du joueur pathologique, il y a une symbolisation à l’aide d’un médium central dans notre société : l’argent. Le joueur risque sa vie en pariant plus que ce qu’il ne possède et non plus directement son corps.
Chez les joueurs de jeux vidéo, on assiste à une absence de corps : place au « perso » (personnage), l’avatar de pixels, substitut du joueur au sein de l’univers persistant dans lequel il se bat, meurt, revit, échange…
Pour les dépendants des sites pornographiques, le corps est au centre de leur comportement avec parfois un retour intense dans la douleur lors des tentatives d’abstinence.
Aspects cliniques
Les joueurs de jeux vidéo
Nous tirons ici quelques réflexions à partir des suivis cliniques effectués. Distinguons tout de suite trois grands profils :
– les personnes souffrant de troubles psychiques graves et qui trouvent un nouvel étayage au sein de ces jeux de rôles ; pour ces consultants, il est important de les orienter le plus rapidement possible vers un lieu pouvant leur offrir des soins appropriés (centre médico-psychologique par exemple) ; cela n’exclue pas de poursuivre une prise en charge centrée autour du jeu.
– Des jeunes gens aux prises avec le conflit « ordinaire » parents/adolescent qui se cristallise autour d’une pratique excessive des jeux en ligne. En général ces suivis sont de courte durée et se déroulent plus sous la forme de bilans.
– Des personnes englouties dans une pratique addictive et pour lesquelles se conjuguent un certain nombre de difficultés tant au niveau psychologique qu’au niveau familial.
Lorsque l’on s’interroge sur la question des réalités physique et virtuelle concernant ce public, il apparaît en premier lieu que ces pratiques excessives de jeux en ligne visent à fuir une réalité souvent perçue comme inquiétante et peu maîtrisable.
Les joueurs relatent un premier décrochage au collège, une période riche en changement. En effet, à la métamorphose pubertaire et au bouleversement psycho-morphologique propre à cet âge, s’ajoute le changement de cycle scolaire qui semble faire écho aux transformations internes (l’élève n’a plus un mais des professeurs et est invité à changer de lieu d’apprentissage à chaque horaire). Cette perte de référent et cette modification spatiale dans un corps méconnu peut entraîner des angoisses fortes à l’égard de la réalité physique. La réalité virtuelle, quant à elle, offre un cadre rassurant.
L’écran limite le regard tout en proposant des univers magiques où la prévisibilité est entière ; ainsi, si le joueur exécute correctement la tâche qui lui incombe, son évolution dans le jeu est garantie et gratifiante. Dans les jeux vidéo, les règles sont simples et arbitraires ; la machine ne juge pas à la « face ». Échappant à la complexité des rapports humains et à leur surprise, les joueurs compensent leur manque d’emprise dans le réel par un investissement toujours plus grand dans le virtuel.
La fin du collège signe aussi l’intensification des relations entre pairs de sexes opposés ; c’est aussi l’âge des premiers émois et aussi des premières déceptions amoureuses. Le lycée confirme ces tendances qui ont pris racine quelques années auparavant. Pour certains, l’engloutissement dans la réalité virtuelle est la seule manière d’être au monde : paroles d’un joueur de 17 ans : « De toute façon mon corps était mort, je vivais dans le virtuel ».
Lorsque nous rencontrons ces joueurs, cela fait déjà quelques années qu’ils ont créé des liens avec d’autres par l’intermédiaire des forums autour du jeu, tandis que leurs relations avec des personnes physiques se sont amenuisées parfois jusqu’à une complète disparition. Renoncer au jeu signifie perdre ses copains et implique surtout de rencontrer des gens « In Real Life ».
Il n’est pas facile de se confronter à ce que l’on fuit avec application et notamment la relation à l’autre sexué, cette nouvelle réalité physique dans laquelle ils ne se sentent pas à l’aise. Souvent leur représentation de la relation amoureuse a été mise à mal soit par une déception vécue, soit par un événement survenant au sein de leur famille. Ce sont des personnes qui ont du mal à faire confiance.
La famille joue un rôle très important dans cette problématique avant tout adolescente ; c’est au sein de la famille que se déroule cette pratique « domestique ». Sous le regard de leurs parents, ces adolescents voyagent vers des aventures fantastiques. Cette situation spatiale (réalité physique), semble faire écho à la difficulté d’élaboration de la séparation chez ces adolescents.
Les familles peuvent donc être invitées à consulter avec l’accord du joueur de jeux vidéo ; Elles verront un soignant différent de celui qui reçoit leur proche. Cette orientation est expliquée le plus clairement possible à chacun.
Si la situation le nécessite, on proposera un entretien familial qui regroupera parents et enfant. Les caractéristiques de ces joueurs (âge et logement) nous ont incité à mettre en place ce dispositif. La tension au foyer est parfois importante et les conflits nombreux. Souvent le thème concerne l’usage de l’ordinateur. Mais au cours de ces entretiens, ce sont d’autres sujets sur lesquels parents et adolescents n’arrivent pas à communiquer qui émergent.
Cybersexe
Compte tenu de la venue très récente de ces personnes à Marmottan et du peu de sujets accueillis par nous-mêmes, les psychologues (25 environ), c’est une évidence de dire que nous manquons totalement de recul et qu’il en est ainsi pour la grande majorité de nos institutions.
Ceci étant posé, quels sont les éléments qui nous donnent l’impression d’être en terrain déjà connu :
– Le premier, c’est sans doute leur sentiment de dépendance, d’esclavagisme ; tous disent avoir essayé de mettre une fin à ce processus et ne pas y être parvenus, en dépit des conséquences négatives qu’il entraîne. Ils font une démarche parce qu’ils sentent qu’ils n’arriveront pas seuls à s’en sortir ;
– Le deuxième, c’est la fréquence avec laquelle ils nous disent avoir souffert antérieurement ou souffrir encore, au moment où ils consultent, d’une autre addiction (drogue, alcool, jeux d’argent, jeux video, achats compulsifs) ;
– Le troisième, c’est la tendance qu’ils ont ou qu’ils redoutent, de se sentir obligés de regarder des scènes de plus en plus « hard », pour parvenir à un niveau d’excitation aussi intense que celui éprouvé au début de leur pratique ;
– Le quatrième qui, par contre, ne se retrouve pas chez tous les sujets ou pas avec la même intensité, c’est l’expression d’un syndrome de manque, non seulement psychologique mais physique (très fortes douleurs musculaires notamment) lorsqu’ils tentent de s’abstenir. Par rapport à ce processus, on peut se demander, comme pour d’autres formes d’addiction, quelle est la part du psychique et du neurobiologique
D’autre part, ils ont tous un point commun : leur intérêt pour la pornographie et la masturbation qui l’accompagne toujours, a commencé avant leur connexion sur internet et certains vont d’ailleurs, simultanément à l’ordinateur mais de façon moindre, vers d’autres supports de pornographie. Mais internet a décuplé pour tous cette conduite dont ils ont grande honte.
Quant à ce qu’ils regardent comme sites, quant aux rêveries diurnes que les images engendrent et quant aux fantasmes plus ou moins enfouis qu’elles alimentent, je dirais aujourd’hui qu’ils me paraissent bien diversifiés.
Alors, parce qu’ils trouvent dans la pornographie – qui relève du point de vue le plus manifeste du voyeurisme – un moyen d’avoir une excitation sexuelle qui les mènent, via la masturbation, à une jouissance complète, faut-il dire que nous sommes dans tous les cas devant des pervers ? Rapidement dit, je rappelle que dans l’acception psychanalytique classique, une forme stable de jouissance sexuelle qui ne relève pas du stade génital, peut être qualifiée de perverse. Du coup, ne devrions-nous pas les orienter vers des structures psy plutôt que les accueillir dans nos CSST futurs CSAPA ?
En revanche, si on se réfère à un auteur comme Robert Stoller, par exemple, seule peut être qualifiée de perversion, une forme érotique de la haine, un fantasme d’hostilité, de vengeance masquée, privilégié, nécessaire à une satisfaction totale, destiné à transformer un traumatisme infantile en triomphe adulte.
J’avoue qu’à l’heure d’aujourd’hui, cette question de diagnostic me paraît bien complexe. A côté de la perversion, ne peut-on pas dire qu’il existe des « états pervers transitoires » ?
Personnellement, je n’ai reçu qu’un seul garçon, très jeune d’ailleurs, qui regardait et téléchargeait, minoritairement, des images pédophiles. Outre qu’il avait été suivi psychologiquement avant sa venue et qu’il demandait encore une aide, une de ses craintes, bien que regarder des images pédophiles relève d’une condamnation pénale, était que l’arrêt de cette pratique ne l’amène à assouvir ses pulsions dans la réalité. Lui je l’ai orienté avec son assentiment..
En ce qui concerne les autres, je distingue actuellement deux catégories :
– Ceux qui selon les aléas de leur vie amoureuse, ont eu, n’ont pas eu ou beaucoup moins eu, pendant plusieurs années parfois, d’addiction à la pornographie. Dit plus simplement, quand ils se sentaient bien avec leur partenaire, ils n’allaient pas vers les sites ou beaucoup moins, quand cela n’allait pas avec leurs partenaires, ils y allaient. On pourrait dire que leur comportement était déviant par période.
Reste bien entendu pour eux toute la difficulté d’approfondir la question du « ça n’allait pas ». Si en effet, tous reconnaissent que leur conduite déviante a contribué à éloigner leur compagne d’eux, ce n’est qu’à certains moments de leur suivi qu’ils élaborent d’autres réponses à cette question, en rapport avec leur histoire.
– Ceux qui tout en ayant une vie affective et sexuelle stable et satisfaisante (mais ennuyeuse), allaient simultanément vers des sites pornographiques, poussés par la recherche du mystère, du risque, de la transgression, manifestant ainsi une forme de fonctionnement psychique bien clivé.
Quant aux facteurs étiopathogéniques, tous font état d’épisodes de dépression antérieurs à leur addiction, expriment un profond sentiment de dévalorisation personnelle, un sentiment d’incertitude quant à leur identité, non pas seulement sexuelle, mais parfois leur identité tout court.
Certains se souviennent avoir vécu des traumatismes sexuels répétés et divers, d’autres découvrent souffrir d’une angoisse de séparation aiguë, d’autres présentent des troubles narcissiques sévères.
Aspects institutionnels
Par rapport à la pluridisciplinarité de nos équipes sur laquelle nous avons l’habitude de nous appuyer, les addictions comportementales nous amènent à solliciter l’intervention sociale, éducative et médicale de manière spécifique en fonction de chaque problématique.
Pour ce qui est des joueurs pathologiques, l’intervention sociale constitue une approche importante dans le cadre d’un accompagnement vers la réalité, de la dette notamment. Avec une certaine réserve : En effet, dans les premiers temps de la prise en charge les joueurs sont dans un état second, comme sonnés, ils ne réalisent pas pleinement leur situation. La confrontation à « la réalité dure » peut être violente et amener certains à rompre la relation thérapeutique.
Introduire un médecin dans la prise en charge s’effectue le plus souvent autour de l’idée de la nécessité d’une prescription d’un traitement (anti-dépresseur, anxiolytique, somnifère) ; une bonne partie des joueurs sont suivis, d’ailleurs, avant leur venue, par leur médecin généraliste, pour état dépressif.
La situation des joueurs de jeux vidéo ne nécessite pas la plupart du temps d’intervention sociale. Nous pensons plus à une approche éducative avec ces jeunes. Actuellement les prises en charge sont duelles, mais proposer deux référents, un pour le joueur, un pour sa famille, présente un intérêt pour faciliter sa réflexion sur son rapport à ses parents et à son ordinateur. Pour ces « accrocs » des jeux vidéo, aucune intervention médicale n’est proposée à Marmottan même. Si cela s’avère nécessaire en termes de troubles associés, une orientation est effectuée. A Marmottan, pas de réponse chimique, la parole est souveraine.
Quant aux personnes dépendantes des sites pornographiques, nous commençons à en suivre certaines en duo, psychologue-médecin, lorsque l’idée d’un traitement parait pertinente et qu’elle est bien sûr acceptée par le patient.
Dans certaines situations qui peuvent concerner autant un jeune « hardcore gamer », qu’un joueur pathologique ou qu’un « accroc » des sites pornographiques, recourir à un lieu de pause, nous apparaîtrait utile et nécessaire. Or si pour les joueurs d’argent et de hasard cela s’avère possible et déjà réalisé au sein de notre centre médical, par exemple, pour les autres problématiques cela est beaucoup moins évident. Nous manquons de lieux de rupture pour de jeunes adolescents en situation de crise au foyer et plus encore pour les personnes dépendantes des sites pornographiques qui souhaiteraient parfois changer de contexte de vie.
La prise en charge des ces addictions comportementales questionne aussi les représentations des soignants. L’aspect divertissant du jeu contribue à la « non prise » au sérieux des problématiques qui s’y rattachent ; les jeux vidéo touchent les soignants dans leur vie personnelle : soit ils sont pratiquants eux-mêmes, soit leurs enfants le sont… Enfin la sexualité renvoie chacun au plus profond de son intimité.
Conclusion
Ces différentes problématiques nous invitent à réfléchir, comme pour la toxicomanie, aux rapports de l’humain avec la jouissance et la mort.